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Cette année, 90 participant/es concouraient pour 30 places au sommaire, parmi lesquelles 8 étaient réservées à des auteurs et autrices invité/es.

10 nouvelles qui auraient pu éventuellement prétendre à la sélection finale ont été écartées, soit parce qu’elles étaient redondantes avec d’autres textes sélectionnés, soit parce qu’elles manquaient de maîtrise dans la narration, soit tout simplement par manque de place.

8 nouvelles ont été écartées, soit parce qu’elles étaient hors sujet, soit parce que le thème n’était qu’imparfaitement traité, soit parce qu’elles dépassaient par leur longueur le cadre d’une nouvelle.

Tous les partipant/es ont à présent reçu par mail une réponse leur indiquant si leur texte a été sélectionné ou non. Celles et ceux qui le souhaitaient ont reçu un court commentaire sur les raisons pour lesquelles leur nouvelle a été écartée. Enfin, les participant/es qui ne figureront pas au sommaire ont reçu pour les remercier de leur participation un SP numérique de HP22, Filii futuri, tome précédent de notre antho thématique annuelle.

La liste complète par ordre alphabétique des auteurs et autrices au sommaire de ce nouveau numéro figure ci-dessous. Sortie espérée de l’ouvrage (au terme d’une longue phase de préparation éditoriale avec les auteurs et autrices, de mise en page, de relecture et d’impression) : avant fin 2025 si possible. Y aura-t-il un cinquième tome d'Horizon perpétuel ? Cela semble acquis. Rendez-vous début janvier pour le lancement de l'appel à textes.

Phil Aubert de Molay / À la hauteur
Léonard Bertos / Mission Canaan
Bruno Blanzat / Le vent ne suffit pas
Marie-Liesse Boutry Garcia / Madame Leghorn
Cassiopée Brûlart / Victor
Sébastien Castelbou / Awa
Julie Conseil / L’homme modulable
Daylon / La prod est tombée
Emmanuel Delporte / Tempus Fugit
Marie Derley / Invisible
Élodie Doussy / Mouvement(s)
Michel Etareff / Toutes ces fusées dans le ciel
Lionel Favennec / Le protocole d’Éclipse
Frédéric Holic / Fœtus suicides
Jonas Lenn / Yi Jing
Meddy Ligner / Le syndrome du Mohican
Thomas Lop Vip / À toi qui peut-être un jour me liras
Didier Pemerle / Mouvement intégral
Jeanne Read / Sous les regards peints
Lola Rosenfeld / Des huîtres et des ures
Antonin Sabot / Steppe
Fabrice Schurmans / La première nuit de Rosa Fabiani
Jérémy Semet / Tako-Tsubo                    
Denis Soubieux / Espèces non protégées
Bérénice Spera / Assoiffée
Nicolas de Torsiac / Quand nous serons rendus au temps des floraisons
Francis Valéry / Jour de marché
Mello Von Mobius / ÉquiLibre
Bernard Weiss / Dernier anniversaire
Ludovic Wiart / Thérapie de choc

Illustration : Détail d’un projet d'illustratron de couverture de Jean-Jacques Tachdjian pour HP23.

HP23 Dérèglements : sélection des trente auteurs et autrices achevée

L'ouvrage n'a pas encore trouvé son titre latin, mais enfin la sélection des textes retenus pour HP23 Dérèglements est terminée. On commence par l'envoi de la bonne nouvelle et des contrats aux heureuses et heureux élu/es, en trois tranches de 10, du 27 au 29 octobre.
 
À noter que dans celui-ci figure désormais un nouveau paragraphe : "RECOURS À L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : L’auteur reconnaît en signant ce contrat qu’il a pris note de l’opposition de l’éditeur à l’emploi des outils d’intelligence artificielle génératrice de texte. Il certifie en apposant sa signature qu’il n’a pas eu recours à de tels outils pour concevoir ou rédiger son texte. (Le recours aux logiciels de correction destinés à finaliser le texte après leur rédaction, y compris ceux qui utilisent l’IA, est admis.)" Faut bien vivre avec son temps.
 
Quand tous auront confirmé leur participation en renvoyant leur contrat, viendra le moment d'annoncer par mail aux autres concurents (et rentes), qu'ils n'ont pas été retenus. L'étape la moins drôle. Enfin, travail éditorial sur les textes avec les 30 autrices et auteurs, mise en page, relecture, finalisation de la couverture avec Jean-Jacques Tachdjian, BAT, impression... HP23 pourra-t-il sortir avant la fin de l'année ? Rien n'est moins sûr, mais le factotum va tout faire pour.
 

Ce qui se trame à Flatland House, épisode 54 : Alephramize, recueil de novellas de Léo Kennel

À-plat de couverture d'Alephramize, de Léo Kennel

 

Alephramize, recueil de trois novellas de Léo Kennel et onzième volume de notre collection La Tangente est désormais disponible après un léger retard à l'allumage dû à un retard d'impression. Il est donc possible dès maintenant de se le procurer, au format papier comme au format numérique, sur ce site, sur commande dans toutes les librairies, ainsi que sur les principales plateformes numériques en ligne.

L’autre côté de l’indifférence, Sidérante huit cent treize et L’Informelle, les trois novellas réunies ici, permettent à Léo Kennel, après Wohlzarénine et Osgharybian, de poursuivre l’exploration d’un univers de fiction marqué par l’exigence formelle et narrative. Élisabeth Vonarburg signe la préface de cet ouvrage, ce dont nous la remercions. 

« Alors voilà, résume-t-elle, c’est ce que j’ai aimé dans ces trois textes, pourquoi j’ai eu du plaisir à les lire (mon critère de lecture essentiel, le plaisir). Leur juxtaposition – chorale, pour laisser entrer dans l’affaire un autre sens –, avec leur manière de se répondre, échos, reflets, leitmotivs. La Ville-écriture, infiniment muable, en miroir (Borges/Ségrob), un labyrinthe dont on ne s’échappe pas. Celui du dessus et celui du dessous (…) Entre les deux, les passages de tous les dangers, livres et bibliothèques, mémoires secrets, carnets, à travers l’espace négatif (blanc, comme dans la poésie) de leur séparation en chapitres, ou séquences, ou panneaux, ou en textes prétendant être différentes histoires. Oui, leur faire-semblant – d’être du fantastique et de la science-fiction : les yeux qu’on balaie dans la rue avec lassitude, les jeux sur l’identité, je-tu-il-elle-nous-vous, qui est qui écrit ? – et la civilisation en débandade, les enfants-torses de Mahara la planète abandonnée, la bureaucratie kafkaesque (hello, Frantz, bro), la surveillance… La/le même et l’autre (la voix autoriale sous formes d’anagrammes divers), des mythes cala-mités – Orphée et Eurydice, bien sûr. Oui, fantastique et SF, et tout le reste (la poésie : les glissements de sons, de sens, les jeux sur/avec les mots). Y en a aussi. En autant qu’on désire voir ainsi cet ensemble de textes, de le lire, se le dire, ainsi, comme dans les rêves où une chose peut être elle-même et une autre à la fois dans cette marge de la conscience in- ou sub-, qu’importe pourvu qu’on ait l’ivresse, celle que peut seule atteindre, pour moi, l’écriture et ses milliards d’images entremêlées. »

L’ouvrage fait 224 pages, au format 100 x 200 mm et coûte 18 €. La couverture est illustrée par un autoportrait de la peintresse finlandaise Ellen Thesleff (1869-1954).

Comme de coutume, mesdames et messieurs les adhérents de l’association Flatland – Maison de la fiction sont priés de passer commande par mail (contact@flatland-editeur.fr) afin de bénéficier des avantages qui leur sont réservés. Vous souhaitez adhérer et nous manifester ainsi votre soutien tout en faisant de bonnes affaires ? C’est par ici.

Otto, nouvelle de David Sillanoli

 

Régulièrement, nous vous offrons sur ce blog une nouvelle en lien avec l’une de nos parutions. Aujourd’hui, à l’occasion de la sortie de Pauvre cosmos dans notre collection La Tangente, c’est une nouvelle de David Sillanoli que nous vous proposons de (re)découvrir. Initialement publiée dans le numéro 6 du Novelliste, elle met en scène un personnage du roman qui régulièrement « s’absente » de l’action en cours. Lorsque Texier, le capitaine du Huo Chuan qui écume la galaxie des faubourgs mal famés de Paris à ceux de Foumbatown, se demande pourquoi son second est aux abonnés absents, ne le cherchez pas, c’est ici qu’Otto se trouve…

 

« La musique est ultra rapide, acoustique et synthétique à la fois : on ne les voit que de dos mais trois batteurs jouent ensemble à qui finira par péter la chaîne de sa double pédale tandis qu’un gros type noir à lunettes déverse à tout vitesse une espèce de bouillie de notes aiguës sur son clavier guitare. Deux filles en tiennent une autre par les mains et les pieds et la balancent de plus en plus vite jusqu’à ce que l’autre crie, la musique s’arrête et deux garçons accourent pour saisir par la taille les filles qui balancent l’autre et les décollent du sol et les laissent retomber d’un coup ; tout le monde hurle en faisant de drôles de trucs avec les yeux et ça recommence, les garçons s’écartent et s’évanouissent hors cadre et la musique reprend et toujours la même fille qui se balance entre les autres qui lui tiennent les pieds et les mains et la balancée qui crie à nouveau et deux nouveaux garçons accourent et décollent les porteuses du sol et ainsi de suite. Un jury attribue un certain nombre de points à la balancée comme aux porteuses et c’est le public qui juge les garçons en tapant plus ou moins fort des pieds sur les gradins, encouragé par le joueur de keytar. » Le slide est prêt : la présentation est courte mais le graphisme est pertinent, les typos sont bien choisies et les images causent d’elles-mêmes, les couleurs sont à peine saturées, pêchues mais pas vulgaires et l’animation très fluide. Les filles sont bronzées, elles ont de très grosses fesses et des seins arrogants dont les tétons saillent à travers le coton des tricots, marqués des logos des sponsors ; les garçons vont torse nu, slip de bain, bien taillés, grands, secs, la mâchoire carrée, tout. Même les visages des gens dans les gradins sont détaillés, bien dessinés, les jeunes, les vieux, les beaux, les moches ; un peu plus de femmes. Et comme les batteurs, les jurés sont de dos. Une liste est prévue de vedettes, hommes politiques ou grands industriels qui pourraient accepter de « jouer le jeu » – c’est l’expression consacrée du programme, son titre –, certains d’entre eux ont même été contactés mais n’ont pas encore donné leur accord, d’où l’anonymat provisoire. C’est ici que ça coince un peu mais Otto est confiant. Un mauvais moment à passer s’ils le collent là-dessus, à lui d’éviter cet écueil en leur en mettant plein la vue dès l’entame.

« Jouer le jeu », franchement : il ne lui a pas fallu vingt minutes pour leur fourguer cette merde. Certains responsables sommeillent à moitié, d’autres bavardent, leurs secrétaires font glisser des messages sur les écrans mous qu’elles échangent en gloussant et l’animateur félicite Otto pour sa présentation – « Waouh, exactement ce que j’attendais » – et lui propose un verre avant d’aller déjeuner. Luxuriant sous sa demie sphère de verre dépoli, palpitant du bon train du blabla des oiseaux tropicaux qu’il abrite, un jardin-restaurant suspendu occupe le cœur du l’édifice, autour duquel une unique coursive tourne et dessert, en colimaçon jusqu’au dernier étage et son puits de lumière, les nombreux points d’accès aux différents services. Des murs en béton larges de plusieurs mètres ceignent l’ensemble, totalement dépourvu d’ascenseurs, et maintiennent un semblant de fraîcheur. Ce n’est pas la première fois qu’Otto se rend dans les locaux de la Chaîne mais la vue de ces milliers d’hommes et femmes marchant sans cesse et sans but apparent lui donne invariablement le vertige. L’animateur lui tape sur l’épaule.

« Alors ?
— Oui ?              
— Vous n’avez pas dit un mot depuis qu’on est sortis. C’est super, non ?
— Ah oui, mon client sera content.
— Bien. Et vous, vous le prenez comment ?
— Sans plus. Je me réjouis d’aller lui dire que « Jouer le jeu » va se faire, parce qu’il va sauter de joie, mais moi, ça ne me fait pas grand-chose. Enfin, j’ai le sentiment d’un travail accompli, ça suffit. En tout cas, ça justifie ma facture. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Pas vraiment. D’ailleurs vous m’excusez mais je n’ai pas vu l’heure, j’entre en réunion dans dix minutes. On remet ça ? Pour partir, vous suivez le mouvement. Et n’allez pas vous perdre, hein ? »

Otto n’a pas le temps de répondre. L’animateur se mêle en riant à quelques secrétaires qui couinent en agitant leurs écrans mous et s’agrège au flux compact et régulier de ses collègues et disparaît. Otto s’immisce à son tour. La passerelle qui mène au jardin-restaurant paraît proche, il l’atteint moins rapidement que prévu et s’y engage mollement, freiné par un subit accès de vertige, quand une explosion suivie d’une onde insensée font vibrer l’air entier. Otto bondit en arrière et se carapate, happé par le flux descendant des employés en panique. Il ne parvient pas à rejoindre le mur mais le mur l’attire, sans raison, il perçoit des vibrations, il pourrait fermer les yeux, se laisser emporter mais tous muscles bandés il décampe, écarte les plus lents, double les plus rapides, marche sur les effondrés. Des centaines de volatiles multicolores s’échappent et se lamentent, leurs cris sont affreux, ils se heurtent et s’écrasent au sol et contre les parois de béton. Puis une autre explosion retentit. Les câbles du jardin cèdent et le voici qui chancelle et s’abat vingt-trois étages plus bas, dans un fracas de verre dont les débris sanglants et mêlés de chair fraîche sont projetés jusqu’au puits de lumière qui menace également de céder, et retombent en une pluie saillante qui mouchètent de rouge, de rose, de brun, les peaux et les habits. Les issues sont condamnées, les murs s’ébrèchent, coffrages et conduites ne tiennent pas le coup. Au niveau zéro, les corps s’entassent et baignent dans un cloaque inédit où le sang, les os, les graisses et les viscères s’unissent aux eaux usées. On piétine, on étouffe, on s’écroule. Puis Otto un temps s’arrête. En fait, tout s’interrompt : les corps sont figés dans des positions absurdes, drôles, parfois obscènes ; les sons captifs d’un air qui ne vibre plus ; tout ce qui tombe est suspendu, comme insensible à la gravité, et la pataugeoire fangeuse, étale au sol en un gel dur et mat, ne renvoie plus la lumière. Le grondement d’une foule inquantifiable et mécontente annonce alors l’apparition holographique de l’animateur croisé plus tôt dans l’escalier, vêtu d’une combinaison moulante et armé d’un sceptre argenté qu’il fait tournoyer à la manière d’un bâton de majorette. Otto est prisonnier du rayon d’un projecteur qui l’éblouit autant qu’il l’entrave.

« A-t-il joué le jeu ? A-t-il joué le jeu ? »

Puis un roulement de tambour synthétique entraîne le tarissement du faisceau lumineux qui maintient Otto en place et le décor atroce qui l’entourait jusqu’ici clignote un coup puis disparaît. Il tente un pas de côté, un mot, un geste de la main mais son corps ne répond pas. L’animateur, translucide et maquillé, en rajoute.

« Je vous le demande : a-t-il joué le jeu ? A-t-il joué le jeu ? »

Nouveau roulement synthétique et réponse instantanée du public.

« Non. Non. non.
– Trois fois non, mon vieux, c’est terminé pour vous. C’est terminé pour vous ! Allez, débarrassez-moi ce tas de merde et qu’on passe au suivant, on commençait presque à s’ennuyer ! Alors, le prochain candidat jouera-t-il le jeu ? Je vous le demande : jouera-t-il le jeu ? Je vous laisse en compagnie des sponsors et je reviens dans cinq minutes, il faut que je me refasse une beauté ! Vous avez compris ? Une beauté ! Une beauté ! »

L’animateur clignote et disparaît à son tour dans un tonnerre d’applaudissements et les publicités démarrent dans un fracas de sons et d’images tandis que sous ses pieds, Otto sent sous lui le sol qui se dérobe et le voilà qui choit et glisse et s’évanouit, accablé par la vitesse de la chute et l’angoisse de la mort.

 

2

Le matos à London : pas cher et super foncedé. On était début août et la nuit peinait à noircir. On crevait de chaud. L’eau du robinet coulait grise et chlorée. Et malgré deux jours de repos, Otto n’avait pas vraiment la forme. Il avait mal dormi la veille et ce coup de fil à London marquait la fin d’une abstinence de presque trois mois. Il était déçu mais ça lui passerait. Le dealer venait de poser ses grosses mains sur la table en acier du balcon. Le chat s’était sauvé en le voyant arriver. Sous le soleil déclinant, perché sur une étagère en pin brut, il baladait sa petite langue râpeuse de son trou de balle au moignon qui terminait sa patte avant gauche. C’était bien le plus heureux. Otto a servi deux verres d’eau. Quand il a posé la carafe, un dépôt poudreux s’est agité avant de retomber au fond.

« Ça fait longtemps, hein ?
— Trois mois. Tiens.
— Non merci. Trois mois ? J’aurais pensé plus. Tu veux quoi.
— Je sais pas, n’importe. Assez pour qu’il en reste un peu. »

Ce gros sac de London avait du cambouis sous les ongles. Il a fouillé méthodiquement la dizaine de poches de son manteau, théâtral. Puis il a sorti de la dernière un sachet bourré de cachetons.

« Là. Ça va. Par deux, vingt-cinq pièce. »

Otto avait oublié ses petits yeux tristes et la chirurgie ratée qui lui avait esquinté le tarin pour toujours. Qu’il était laid. Reste que cent balles et trois heures vingt-sept plus tard, London s’en allait refourguer ses saloperies par les rues tandis qu’affalé sur son canapé, Otto commençait à monter. Ça ressemblait à tout et son contraire, pas désagréable. Dehors, sous la fenêtre, des vacanciers bourrés racontaient des âneries. Le chat s’est endormi. La clim fuyait depuis des semaines, elle envoyait de l’air tiède. Volume à bloc, une voiture est passée qui roulait au pas, sûrement pour éviter les touristes qui divaguaient. Les sens en alerte, Otto l’entendait déjà depuis un moment. Il l’attendait. Et les basses qui sortaient du coffre sont entrées dans l’appart à travers les lamelles du store. Otto tapait du pied. Il appréciait la mélodie molle et répétitive et d’un coup, silence total. Les basses ont cessé de vibrer. À présent, Otto les voyait. Il les éprouvait physiquement. Il n’y avait plus qu’elles. Elles avaient pris de l’épaisseur, une vraie consistance, des couleurs. Elles ont très vite occupé toute la pièce. Otto ne pouvait presque plus bouger. Il avait du mal à respirer. Et ça continuait d’enfler. Puis tout a frémi quelques secondes qui lui ont paru des années. Enfin, ça s’est comme aspiré soi-même et l’intégralité de ce qui se trouvait dans la pièce ne s’y trouva plus.

 

3

Il s’éveille étendu sur un lit de camp. Une odeur infecte et des geignements lui parviennent par nappes ondulantes et s’il peine encore à ouvrir les yeux, c’est qu’une main pourvue d’un gant fin les lui maintient clos et pansés. Autour de lui, on se déplace à toute vitesse, on racle le sol, on traîne des chariots, on fait tinter du métal et on se frôle en parlant vite et fort. La puanteur et le télescopage de langues inconnues forment comme une pâte idiote ajoutant à la torpeur qu’il éprouve et contre laquelle il ne peut rien : on lui a certainement administré un sédatif. Tout juste parvient-il à remuer les orteils. Les bips suraigus et réguliers de nombreux moniteurs se mêlent à la respiration étrangement sonore de celle ou celui qui le surveille et finit enfin par s’éloigner sans mot, laissant en place les compresses, et lui tapote aimablement la cuisse avant de se perdre dans cet environnement ambigu. Otto se concentre à nouveau puis s’endort et s’éveille par intermittence, incapable de trouver le repos.

Autour de lui végètent des hommes et femmes de tous âges, des enfants mêmes, plus ou moins blessés, conscients, bandés ou plâtrés. Certains livrent leur dernier souffle et les voilà extraits puis remplacés par d’autres. Dépourvue d’autre accès vers l’extérieur qu’une large porte mécanique qui ouvre et ferme au gré des nouveaux estropiés et des morts que l’on rejette, l’espèce de géode métallique sous laquelle il se trouve accueille beaucoup plus de monde qu’elle ne le devrait. Médecins et soignants sont débordés, les blessés les plus tôt rétablis les assistent, le matériel est rudimentaire, l’afflux est incessant. Or tout le monde se démène avec entrain, sans flancher ; les visages de ceux qui marchent n’ont jamais le teint cireux du désespoir. Les traits sont creusés tant par la fatigue et le deuil que par la détermination. Aucun ordre n’est donné ; face à la nécessité, chacun sait ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter et l’esprit qui les anime est en somme assez grégaire. Tantôt les femmes se chargent des enfants, les nourrissent ou les consolent, tantôt les hommes s’occupent des blessés les plus graves, ils compriment les plaies hémorragiques, ils effectuent des massages cardiaques en attendant les docteurs et tâchent en permanence d’optimiser l’espace afin d’accueillir un maximum de personnes. Quant aux adolescents, les plus âgés réduisent les fractures, posent des attelles, soignent les blessures superficielles, parfois ils rient et amusent les plus jeunes et ils apprêtent les couches, souvent confectionnées de vieux draps et vêtements qu’ils ont glanés çà et là. Au loin, entrecoupés du silence caractéristique des attaques au canon laser, les échos des sommations robotiques et les déflagrations, qui résonnent et s’approchent, annoncent davantage de corps à réparer.

Otto sent qu’il va mieux. Il s’assied péniblement puis ressent une brusque douleur entre les omoplates. D’une pression réflexe de l’index en son creux sus-claviculaire droit, il déclenche la diffusion d’une solution antalgique. Et lorsqu’il retire enfin les compresses qui lui masquent la vue, une jeune femme est plantée devant lui, le regard vif, le bras gauche en moins, elle l’appelle par son nom et l’enlace de son membre présent.

« Azor et Mira sont déjà devant, tout le monde t’attend. Dépêche-toi un peu, ils vont pas tarder les enculés. On est en train d’attacher les gens. File devant et installe-toi, je te rejoins. »

Un tremblement agite alors le bâtiment qui paraît décoller puis retombe aussi sec. Dans la distance, plusieurs voix s’entremêlent.

« Otto ! T’es là !
— Remue-toi nom de Dieu !
— Combien de temps avant contact ?
— On s’accroche ! »

L’éclairage est sommaire et sa vue pas encore tout à fait rétablie mais ceux qu’il croise, à mesure qu’il progresse parmi les hébergés du dôme, se cramponnent tant qu’ils peuvent à des courroies rivées aux murs comme au sol. Les plus mal en point sont sanglés aux cadres des lits dont on a stabilisé les pieds. Enfin, seuls les médecins terminent, sereins et rassurants, à la façon d’hôtesses dans un avion de ligne, leur tournée d’inspection des garrots et des perfusions. On l’appelle à nouveau « sur le pont », il suit la voix synthétique, quitte la géode-hôpital par un court passage assez bas de plafond, la douleur entre ses omoplates le reprend, il la supporte, se redresse et Otto, talonné par la jeune amputée, découvre alors un large poste de pilotage où s’agite une dizaine de personnes. Certains s’interrompent et se figent, comme étonnés de le voir sur pied. D’autres sont à leurs postes, regards vissés à leurs écrans, les mains occupées par leurs claviers et leurs manettes. Les quelques visages tournés vers Otto lui reviennent par fractions : un nez parfait, une arcade en surplomb, une carnation non-humaine, des yeux trop écartés, une cicatrice à la tempe, etc. Le lieu même lui paraît irréel et familier à la fois. Un flot de coordonnées, graphique, sonore et continu, occupe un être anthropomorphe qui s’en détourne et pivote d’un coup pour le saluer d’une révérence inédite.

« Station médic embarquée numéro 7, staff au rapport. Otto, content de vous revoir. On a récupéré tout ce qu’on pouvait de civils, on n’a pas un moment à perdre. Eric et LaVoyne sont morts, leurs échos ne renvoient plus rien. Pareil pour la section Bis.
— Fak, réveillez-vous. On reprend tout le protocole à la main.
— Ça tiendra jamais chef, ils sont sur nous.
— On y va, je veux rien savoir, verrouillez tout ! Réactivation dans 5, 4, 3… »

Trop tard : de nombreux faisceaux de couleurs variées traversent déjà la coque du vaisseau. Ils balayent aveuglément l’espace, détruisent les outils de navigation et les écrans de contrôle. Trois personnes gisent au sol, découpées ; la chaleur du laser est telle que les plaies fument et ne saignent pas. En un rien de temps, les moyens de communication sont réduits à néant ; Fak, l’être étrange, tente le sauvetage de données avant de connaître à son tour le même sort que ses trois camarades. Otto bondit et s’empare de sa jeune amie, l’enserre et d’instinct convoque en elle une série de distorsions anatomiques qui les unissent comme un seul. Plus qu’habiles, ils sautent, lévitent et rebondissent, chimère dansant au gré des arabesques que dessinent dans l’obscurité les rayons meurtriers pour soudain s’éteindre. Profitant d’une brèche haute et large d’un mètre cinquante environ, une escouade d’homoncules en armure s’introduit enfin et désintègre méthodiquement les membres de l’équipage en émettant des grognements victorieux. La tournure des événements plonge Otto dans une totale perplexité. Il étudie la situation, baisse un peu la garde et son amie quitte en plein saut leur association symbiotique, s’écroule au sol et s’évapore, atteinte de plein fouet par quatre ou cinq tirs simultanés. Les petits soldats se réjouissent à nouveau, laissant à Otto une chance d’emprunter à rebours le tunnel qui mène à la géode, théâtre hélas d’une terrible désolation. Armé de courage et d’amertume, il fait demi-tour et marche droit à l’ennemi lorsqu’un trou net et luisant, sorti d’on ne sait où, lui absorbe le bras d’abord et déforme un instant son corps et l’engloutit pour finir tout à fait.

 

4

Il était tard, il avait picolé tout seul depuis le début d’aprème et la fille l’avait cueilli en douceur. Bourré-flatté, il s’était pas méfié d’elle, avec sa belle gueule, et son odeur là, et sa super voix rauque. Ils avaient parlé un bon moment avant de sortir faire un tour pour se retrouver « chez elle ». C’était dur à croire qu’elle habite vraiment dans cette boutique et ça aurait d’ailleurs dû le faire tilter mais il était beaucoup trop raide et surtout super épinglé. Ajoutons qu’elle avait les clefs et pas mal d’assurance.

« Vas-y, fais comme chez toi. »

Elle a tiré du fond de son paquet de clopes un vieux steak de pète, elle a pris deux barres et l’a tendu à Otto qu’a fait non de la tête. Elle avait l’air gai, à l’aise, et devait connaître en somme assez bien l’endroit parce qu’elle s’y déplaçait avec une espèce de grâce et dégotait des trucs sans même donner l’impression de les chercher. Un cendrier pour son mégot, une bouteille de gnôle et des verres, des fruits secs… Elle arrêtait pas de causer mais Otto était pas concentré. L’alcool aidait pas. Puis elle s’est mise à passer des tas de vieux CDs qu’elle changeait trop vite, elle zappait d’une chanson à l’autre en disant que celle-ci ou celle-là matchait plus avec l’instant, elle sortait comme ça des trucs de hippie, et Otto en avait rien à cirer. Malgré les grammes,

50 degrés de concupiscence lui chauffaient les baloches et tout ce qu’il avait envie de voir matcher, c’était leurs langues, éventuellement leurs appareils génitaux. Mais avant ça il avait soif d’eau glacée. Et envie de continuer à se mettre bien. Quitte à, si ça devait arriver, ne baiser que le lendemain. Elle venait de lever une trappe et le bruit de l’escalier escamotable qui cognait la dalle bétonnée du sous-sol extirpa Otto d’une espèce de demie-molle mentale.

Elle a demandé : « Je vais chercher plus de trucs à boire, tu veux quoi ? … manger… sinon y a des… ».

Entre la musique et la distance, on entendait que dalle alors Otto a crié qu’un grand verre d’eau, ça irait. Elle a fait grincer les marches en remontant puis elle s’est arrêtée devant le grand comptoir qui trônait au milieu du magasin. Elle a posé une bouteille de flotte ainsi qu’un petit sachet sur un plateau qui se trouvait là et s’est baissée d’un coup derrière des cartons empilés, comme si quelque chose était tombé. Otto a eu l’impression que ça durait une éternité. Alors elle s’est relevée avec un grand sourire et s’est approchée de lui, un appareil étrange à la main, le plateau en équilibre sur l’autre. Il connaissait bien le dernier album qu’elle avait mis dans la platine, qui en égrenait les premières chansons sans interruption ; c’était bizarre du coup, mais pas désagréable. Puis elle a changé de nouveau tout en faisant danser sous ses yeux les deux trois cachetons du ziplock qu’elle tenait entre le pouce et l’index. Largement de quoi s’échapper jusqu’au lendemain midi d’un présent qu’était qu’un cryptofutur pourrave.

C’est là qu’une explosion retentit. Des confettis pleins les yeux, de la dance, des applaudissements… Otto n’en revient pas. « Surprise ! » Ses parents sont là, y a aussi des potes, des gens du boulot, des inconnus. Il sait pas où se mettre. La fille le serre dans ses bras et lui explique qu’il a été choisi. Et d’un coup tout s’arrête et tout et Otto sont dissous dans un noir absolu, ouaté.

 

5

Lors de la dernière réunion interservices, les gars de l’informatique avaient formellement décrit leur tout nouveau système anti-pourriel comme le plus performant jamais implémenté. Alors comment un tel message a-t-il pu lui parvenir, accompagné qui plus est d’une mention « urgent » clignotant en objet ? Je vous le demande. Otto se lève, balaie du regard le plateau vide et s’assied. Ils sont tous à la cantine. Son tupperware sent le pet, l’ail et la betterave. L’eau du robinet des toilettes coule tiède et la fontaine ne fonctionne plus. Et sur la cloison sans couleur qui sépare son poste de celui de la stagiaire, un post-it indique « réparer fontaine à eau – urgent CE » et « éval Sophie ». À côté de son tapis de souris, la page à carreaux d’un bloc à peine entamé dévoile une « to-do list » dont certaines entrées sont biffées au surligneur et d’autres si mal écrites qu’il peine à les déchiffrer. Otto a la boule au ventre : la surveillance habituelle, tous les trucs en plus à faire, le QCM de la stagiaire, pas d’eau fraîche, la fontaine à réparer, ça fait beaucoup. Et ce message qui vient couronner le tout. Il ne devrait pas recevoir ce type de message. C’est une putain de question de sécurité. Il se lève d’un coup et se dirige vers les toilettes. Il salue les deux commerciaux du bureau voisin qui déjeunent en gloussant et partagent une paire d’écouteurs devant un écran mou. Une fois tranquille, porte verrouillée, silence total, il défait son pantalon, déballe son engin et s’astique alors comme jamais, salive, compression artérielle, autostimulation prostatique et tout le tremblement. Il ne réprime pas ses geignements, il ne pense plus à rien puis finit par arroser l’émail du réservoir de la chasse d’eau. Tous les muscles de son corps se détendent, un bien-être absolu s’empare de sa sphère ORL et il pisse un bon coup : Otto est d’attaque. Il regagne son bureau, dévore ses œufs durs et ses betteraves et quand il s’essuie du revers de la manche, sa main sent toujours un peu la bite. Qu’à cela ne tienne, il ne peut pas se permettre deretourner tout de suite aux toilettes. Un coup d’œil furtif et le plateau s’est déjà rempli d’une vingtaine au moins de ses collègues. Il est remonté à bloc, il respire avec bruit, il va devoir garder les doigts qui puent.

Au septième étage inférieur de la Centrale administrative, bureau 173, à vingt kilomètres de la ville, dans une zone forestière aux clairières hérissées de tours d’habitation et de bureaux, Otto ajuste ses écouteurs, active ses lunettes d’un délicat mouvement de tête à droite, puis à gauche, et délie les doigts de sa main droite qu’il affecte à la manipulation d’un pad gélatineux et luminescent. Plus rien ne peut le distraire. Vissé devant ses trois écrans comme aux commandes d’un chasseur interplanétaire, il occupe le poste de coordinateur-adjoint du bien-être urbain, ce qui ne veut pas dire grand-chose sinon qu’en temps réel, il collecte, analyse et distribue aux autorités et services concernés les données de surveillance des enfants de riches (flux vidéo/son HD des caméras fixes et drones patrouilleurs, affectations et débriefings des patrouilles physiques, etc.), plus précisément concernant leur activité piétonnière. Et ce n’est pas une mince affaire. Les rues de l’hypercentre offrent le spectacle ordinaire d’une caste jouissante et dégénérée : habitat luxueux, périmètres végétalisés, mise au ban des pauvres et des polluants, omniprésence du divertissement, ciblage publicitaire, consommation forcenée… Et là-dessus, parmi les véhicules en tous genres de celles et ceux qui vont et viennent et pourvoient à l’entretien de cette merde, des nuées de gamins qui déambulent sur la chaussée, boudant les trottoirs et livrés à eux-mêmes, tandis que noyés dans le flux continu de leurs écrans mous, leurs abrutis de parents ne se soucient de rien. Bien sûr, les accidents sont nombreux, souvent tragiques. Or, incapable de prévenir, l’administration sanctionne et Otto intervient : surconnecté via ses lunettes et son gélopad, à coups de rapports aux N+ et d’interventions commandées des escouades mobiles de maintien de l’ordre.

Otto archive une copie du message et planifie l’intervention du service informatique lorsqu’un avertisseur signale un incident. Une nouvelle fenêtre s’ouvre alors sur l’écran central qui diffuse en direct, avec rappel au ralenti de l’événement déclencheur, les suites d’une collision « simple », sans blessure grave et impliquant deux entités, entre une jeune femme et un triporteur chargé du ramassage des ordures. La victime est assise, les pieds dans le caniveau, la tête entre les mains, entourée de personnes qui la réconfortent. Le conducteur du petit véhicule est étendu à même le sol, maintenu immobile par des passants qui le malmènent et l’insultent. Par le truchement des N- idoines, Otto gère entièrement la situation. La femme est prise en charge par la brigade de soutien psychologique dépêchée sur place et l’employé municipal est licencié sur le champ, défait de son uniforme et poussé sans ménagement sur la banquette arrière d’un véhicule de patrouille. Très vite, la foule se disperse et tout s’ordonne à nouveau. Otto déclenche alors la procédure standard de contrôle civil des protagonistes, scan anatomique et confirmation « bonnes mœurs » : rien à signaler, c’est parfait. D’un mouvement de l’auriculaire, il met à jour le système, les fenêtres actives glissent sur les écrans latéraux et renvoient Otto à son reflet triomphant, souriant à pleine dents sur le fond noir et brillant du panneau central, mais d’un coup le reflet s’anime et s’altère, s’ensuit une centrifugation des éléments composant l’arrière-plan augmentée d’une aspiration tourbillonnante de son visage, à commencer par le nez qui s’allonge, suivi du corps entier qui disparaît enfin, abandonnant à quelques soubresauts visqueux le pad encore illuminé.

 

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Cinquante mille fantassins pour deux fois moins de cavaliers pris dans l’étau de deux armées de soixante-cinq mille hommes. Soixante-dix mille morts au milieu, bien moins sur les côtés. La victoire est nette. Les blessés les plus graves sont achevés. D’autres se suicident. Les blessés légers sont retenus prisonniers. D’autres sont, d’abord et par jeu, malmenés puis tués. Les rebelles sont matés. Les déserteurs pourchassés, sans quartier. La terre est rouge et brune et noire, constellée de morceaux de chair et de membres épars. L’eau est tiède et terreuse. Les repas sont frugaux. Les chevaux morts fournissent une viande de mauvaise qualité. Il n’y a presque plus de lard. Le vin s’est perdu. Le pain manque aussi. Les peaux des montures sont récupérées, raclées et roulées. Les os longs sont décharnés et conservés. Un soldat porte un collier sanglant. Il l’a confectionné en cachette. Ce sont des doigts de mains droites, percés dans la pulpe et passés sur du crin. Les abris sont divers. Certains sont plus solides que d’autres, moins bien équipés, moins étanches. La journée règne la chaleur. Le temps change en fin d’après-midi. La pluie nettoie l’air et remue la terre. Puis tout sèche en très peu de temps. La chaleur reprend ses droits. Les nuits aussi sont chaudes. Les hommes vont parfois nus. Le chaos n’est qu’apparent. La victoire a renforcé la hiérarchie. Chacun sait ce qu’il a à faire. Se taire, d’abord. Et continuer ensuite. On rit peu. On parle haut. Des scènes de sexe cru se produisent. Les femmes ne manquent à personne. Le soldat au collier de doigts regarde et se caresse et crie gaiement. D’autres le rejoignent. Puis ils regagnent leurs abris pour dormir. On ne s’ennuie pas. Un matin, on explore les environs, il faut repartir. Des hordes traversent les étendues. Quatre-vingt-dix mille hommes en marche rasent les villages. Ils pillent leurs quelques richesses. Femmes et enfants sont capturés, on se les échange contre des faveurs ou des aliments. Les gradés ne se mêlent pas à ce troc. Ils disposent de ce dont ils veulent. La chair corrompue fertilise les sols. Les restes de repas et les brûlis systématiques nourrissent les sols. Quand ils reviendront, l’herbe aura poussé sans aucun homme pour la fouler puis ils l’écraseront à nouveau. Il n’est pas rare de croiser des animaux sauvages. Ils sont tués puis livrés aux gradés qui parfois s’en désintéressent. Les soldats se disputent les carcasses. Les gradés sont au spectacle. Ils regagnent leurs abris étanches et solides et reproduisent entre eux les jeux sexuels des soldats. Le rythme est impeccable. Un soldat a domestiqué un renardeau. En marche, il le porte contre lui. Il le nourrit sur sa part de repas. Ils dorment l’un contre l’autre. L’odeur de l’animal est plus forte que celle des autres soldats. Il arrive à ceux qui partagent son abri de s’en plaindre. Un soir, il a volé la part d’un mourant. D’autres l’ont vu. La nuit, ils égorgent le renardeau. Quand le soldat se réveille, l’animal est inerte, le sang a séché et lui colle à la peau. Il sort comme ivre de l’abri et s’empale sur un javelot. La pointe du javelot lui entre sous le menton et transperce son crâne. On le laisse ainsi, pour l’exemple. La victoire a renforcé la détermination. Il n’y a de tiédeur que celle de l’eau terreuse. Elle sert aux ablutions comme à la boisson, parfois du même coup. L’eau n’est pas rare. Les figuiers abondent sur certains versants. Chênes, hêtres et pins, les contrées traversées sont montueuses. De pic en vallée, la progression de quatre-vingt-dix mille hommes en armes n’est jamais furtive. Par crainte, certains montagnards quittent leurs foyers. D’autres, plus téméraires, bravent la peur et tâchent de résister. Certains s’enrôlent. D’autres périssent. Ils délaissent leurs cultures, les troupeaux se dispersent et se rassemblent au gré du passage des troupes. Parmi les soldats, les bergers redeviennent bergers. Les réserves de nourriture sont pillées. Le lard, le pain, le fromage, le vinaigre. L’eau est fraîche et claire. Femmes et enfants sont capturés, les plus faibles laissés pour morts, parfois violentés, parfois dévorés. Les anthropophages sont exécutés. On boit du lait de chèvre. Les peaux permettent aux plus démunis de supporter le froid des nuits. Les gradés et les mieux en vue des soldats se partagent les femmes et les enfants pour divers services. La victoire a renforcé l’enthousiasme. La cadence est telle que l’armée progresse en une heure de cinq à sept kilomètres. Les périodes de repos sont courtes mais profitables. De petits groupes d’assaillants tentent sans succès de percer par les flancs. Les pertes sont minimes. Les ennemis sont repoussés, poursuivis, terrassés. La faiblesse et la désertion sont mal perçus, ils réduisent les effectifs. Les faibles et les déserteurs sont punis, souvent tués, ils servent aux jeux des gradés et récompensent les plus hardis des combattants. La progression est continue. Aux monts succèdent enfin la plaine et le lit du grand fleuve qui roule vers la mer. Les rives du fleuve accueillent des bains et des jeux d’eau. La cadence est vive. Le vent porte les cris, les chants et les exploits des valeureux. Les eaux brunes du fleuve charrient les débris du camp de la veille et les hommes pressent les sédiments du plat du pied pour y laisser leurs empreintes. L’empreinte de l’un disparaît sous l’empreinte du suivant au point que plus rien ne se ressemble. Le vent porte la clameur de l’armée marchant droit vers la mer dont l’arc azur déjà s’affirme dans la courte distance. Les gradés se réunissent au soir dans des tentes qui n’ont rien de somptueux mais dont la tenue est incomparable à celle des abris fangeux des simples soldats. Ils forment congrès sous leurs tentes et se nourrissent et boivent ensemble et devisent. Les hommes sont propres, bien nourris car le poisson abonde et les fruits mûrs et les tubercules de la plaine également. Au lever, tous les gradés ont disparu, les hommes sont livrés à eux-mêmes. Certains poursuivent leur marche en direction des eaux tumultueuses de la mer qui viennent heurter les falaises et, sans briser la cadence qui porte leurs pas, s’y jettent et s’écrasent en contrebas sous les yeux de leurs compagnons. Les plus effarés rejoignent à l’eau les corps brisés des premiers couverts et découverts puis recouverts d’une écume épaisse et puante. D’autres restent saisis, médusés. D’autres, enfin, s’installent en retrait et forment un camp qui devient un village. On s’aventure dans les criques. On détourne de son usage l’attirail guerrier. On délivre les prisonniers et les femmes et les enfants sont mieux traités. Mais vient un jour une nouvelle armée qui décime tout par vengeance. Otto est à la tête de cette armée, il détient une puissance inouïe. Il ne montre aucun scrupule. Puis Otto quitte sa monture pour fouler le sol conquis. Toute son armée s’agenouille et l’ovationne. Une clameur s’élève alors et se fige heurtant l’azur et s’agrège et retombe en un bloc invisible. Impalpable mais aussi lourde que la pierre, elle écrase toute vie à l’exception d’Otto, qu’elle semble dissoudre, ingérer plutôt qu’elle ne l’aplatit.

 

7

Bordée de champs humides, la route est calme et prisonnière encore de l’ombre du mont bas qui la domine et forme ainsi rempart avant les vraies montagnes. À mesure que le soleil se lève et dévoile ce petit coin de campagne, l’asphalte et l’herbe sèchent et la vie reprend. Malgré la vitesse, il repère un héron cendré piqué là, au milieu d’un pré, qui d’un coup s’élance et s’envole et il le suit des yeux jusqu’à le perdre. Un peu plus loin c’est un autre héron, ou alors le même, et un couple de buses qui tournoie dans le bleu du ciel, et bien vite un petit bourg que l’on traverse en ralentissant, sa petite église, son petit rond-point, deux petites dames qui marchent côte à côte et la grande ferme en sortant du bourg. Aussitôt consommée, la scène – sélection composite : matin de printemps, animaux, ambiance champêtre, vie sociale, etc. – clignote, les pixels s’entrelacent et se désentrelacent et font place à un mur noir lardé de rayons halogènes. La voix de l’ordinateur de bord ressemble à celle de son père.

« Plus de crédit. En acquérir ?
— Non merci. Où va-t-on comme ça ?
— Question saugrenue.
— Sans commentaire.
— Résidence secondaire de M. F., ambassadeur.
— Merci. »

Otto ajuste le drapé de sa tenue de soirée, la portière glisse et libère un sifflement, un laquais roulant lui tend une main qu’il accepte et dont la température est plaisante. Il esquisse un sourire et se ravise : on n’exprime rien à l’endroit des machines, c’est ridicule. À quelques mètres, au-delà des quelques marches de rigueur qui séparent les robots des humains, un vrombissement mélodique se heurte aux épais battants d’une porte double en bois et d’inspiration inconnus, sans en traverser pour autant les ajourages. À peine a-t-il gravi les marches que la porte s’ouvre, la musique s’interrompt et l’odeur entêtante des fumées grasses de l’encens, mêlée à celles de la sueur, s’empare de lui tout entier et les battants claquent enfin sur ses pas, la musique reprend de plus belle et le voici qui ondule, étourdi, mystérieusement halé vers quelques hommes et femmes qu’il ne reconnaît pas mais qui lui font de grands signes et crient son nom et d’autres choses que le volume trop élevé interdit de comprendre.

La musique, improvisée, met à l’épreuve l’élasticité du temps. Le décor est formidable : les murs sont nus et, dépourvues d’ornements, de larges colonnes de marbre déclinent l’admirable nuancier des teintes minérales quand leurs chapiteaux supportent des vasques où s’agitent des feux colorés dont les langues chatouillent les plafonds. Les divers motifs de pose du parquet sont un régal pour l’œil tandis que de longues baies aux vitres mouvantes laissent transparaître une végétation exotique, parmi laquelle on aperçoit ici un primate, là un bel oiseau qui s’évanouit bientôt dans la luxuriance. À table, la gastronomie le dispute au mauvais goût ; poissons de lac ou de rivière, viandes prisées, légumes frais, cuits, crus, en toutes combinaisons possibles côtoient un lot d’horreurs frites ou sucrées auprès de convives qui d’ordinaire ne s’en repaissent pas, préférant laisser aux indigents la toxicité de ces saloperies. Et tandis que les vins rares et les drogues les plus dingues accélèrent la dépravation, des fontaines à sodas fonctionnent en continu dans les bassins desquelles on apprécie laper, le cul en l’air, les breuvages lourdement souillés qui désaltèrent et saoulent puis s’évacuent en jets colorés sur les amateurs. Retenu dans sa progression par des mains intrépides, il se libère de sa toge pour arriver en sous-vêtements devant le petit groupe, dont certains membres, nus aussi, s’embrassent et se caressent, parfois mutuellement, imprimant à leurs visages les expressions forcées des productions pornographiques : halètements salaces, yeux révulsés, langues roulantes et autres pitreries à l’avenant. Il n’y a pas de conversations à proprement parler, les rares échanges verbaux se limitent à la demande et à l’expression du consentement, ou bien à des cris qui parfois se répondent ou s’évanouissent dans le stupre avant même avoir été perçus.

Il s’enivre et se prend au jeu, se trémousse, s’approche et frôle les corps moites qui se contorsionnent au sol ou en l’air, prisonniers volontaires d’un savant réseau de filets et de câbles gainés de tissu. Mais tout cesse lorsqu’un souffle brutal venu d’en haut plaque au sol jusqu’au plus robuste. Il parvient à se dégager du corps inerte d’une femme en surpoids puis il rampe, il se déplace parmi les cris, les sécrétions et les bris de verre qui jonchent le sol et s’abrite enfin sous une table. Un faux silence s’installe un moment puis la musique reprend, moins agressive, moins assourdissante et les invités se relèvent, leurs mouvements et leurs mots trahissant une espèce d’habitude. Il s’étonne, certains s’esclaffent, d’autres se plaignent et s’écartent alors afin de laisser circuler des cohortes de domestiques, prestes et chétifs, qui assiègent l’immense salle de réception, balaient le sol et nettoient les tables, invitant très poliment les convives à se rhabiller puis à quitter les lieux.

En nage et lardé d’écorchures, il quitte sa retraite, récupère sa toge et la passe péniblement puis se mêle à la foule, compacte, qui finalement sort et se disperse à son orée puis pénètre l’éden qui ceint l’édifice, disséminant, à la manière de centaines de spores, les humains parmi les arbres et les fleurs. Un périple débute alors, éprouvant et sans but, au gré duquel s’agrègent de petites bandes de fortune, sous-équipées, au cœur d’un biome tropical abrité d’une demi-sphère que compose un alliage invisible. Tout y est : la moiteur et l’abondance, outrancière, de centaines d’essences d’arbres colonisés d’épiphytes remarquables, la faune des insectes, reptiles et batraciens, d’amusantes hardes de petits cochons sauvages qui foncent en grognant comme insoucieux des obstacles, les singes, les rochers, la matière morte empâtée de parasites divers, etc. Et tandis que la brume sature et parfois modifie l’espace, le décor primitif et la faible luminosité alimentent un sentiment d’angoisse et d’aberration temporelle.

À peine remis de leurs ébats déments et bien qu’arpentant l’hostilité en groupes de six ou sept, femmes et hommes refusent de se prêter main forte ; ils progressent lentement, chacun pour soi, sur le sol fragile, sous les regards inquiets des dendrobates et des roussettes, en quête de peu de choses qu’un tout nouvel ordonnancement. Personne, d’ailleurs, ne remarque la disparition soudaine d’Otto.

 

8

Ne demeurent que quelques éléments de l’agencement initial, tantôt nets, tantôt très abimés, évoquant le relevé d’un drôle de cadastre, et comme une fine couche de sédiments a recouvert le tout, lardée de crevasses d’où parfois suinte et stagne une crème écumeuse. Il avance à petits pas sur ce qui semble être les restes de toute une putain de mégapole et, chahuté par ce constat, il perd soudain l’équilibre, trébuche et saisit en chutant la flèche d’une cathédrale en ruines, s’y écorche la paume, jure, se redresse et balance un coup de pied dans l’édifice en jurant à nouveau. La désolation miniature qu’il arpente, telle un plan-relief hors normes, s’étale sur des kilomètres. Et la faible brise qui lui caresse les mollets paraît plus douce que les rafales qui lui fouettent le visage et dont il doit parfois se protèger en s’accroupissant. Ce paysage, la vie l’a déserté. Le ciel est dénué de tout. La somme des sons perceptibles peine à vaincre le silence. Otto est un colosse errant seul parmi les décombres mais voilà qu’au loin s’élève un nuage de poussière. Puis le nuage disparaît pour se reformer à ce qui pourrait être une poignée de kilomètres, et ainsi de suite, un nombre incalculable de fois, au gré d’un tracé stochastique, jusqu’à la distance raisonnable d’une petite course et s’arrête. Curieux, Otto se rapproche, foulant puis dépassant feu les faubourgs de l’hyperville, quand un souffle venu des profondeurs libère un nouveau nuage, à ses pieds même, et s’élance alors dans les airs le corps agressif et bandé d’un gigantesque ver annelé que sa main vive attrape au vol et serre de toutes ses forces, mais de la gueule du ver s’échappe un certain nombre d’autres, plus petits, et ainsi de suite, de plus petits vers sortent de gueules de plus en plus petites et Otto le géant malgré lui se fractionne en autant de petits Otto qui se répliquent eux-mêmes, empoignant chacun son petit ver et les voilà embringués dans un système où tout se joue pratiquement. Puis un mouvement brusque et contraire intervient, réagrège les Otto et les vers et propulse les corps en expansion perpétuelle vers des limites que l’on ne connaît toujours pas.

 

© David Sillanoli, reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur
Illustration : Wikimedia, Arthur Rothstein
Heavy black clouds of dust rising over the Texas Panhandle, Texas

Ce qui se trame à Flatland House, épisode 53 : Pauvre Cosmos, roman (SF) de David Sillanoli

Couverture à plat de Pauvre Cosmos roman de David Sillanoli

 

Pauvre cosmos, roman de pure SF survitaminée et décoiffante de David Sillanoli, dixième volume de notre collection La Tangente, est paru en cette mi-septembre 2025. Il est donc possible dès maintenant de se le procurer, au format papier comme au format numérique, sur ce site, sur commande dans toutes les librairies, ainsi que sur les principales plateformes numériques en ligne.

Ce livre occupe d’ores et déjà une place un peu à part dans notre catalogue. Il a ceci de spécial que c’est le premier ouvrage conçu et réalisé entièrement dans l’écloserie flatlandienne, de l’idée initiale, quand l’auteur cherchait encore à formaliser son histoire, à la veillée d’armes précédant le départ chez l’imprimeur, lorsqu’il s’agit de traquer, un peu fébrile, les dernières scories dans un texte déjà mille fois révisé. Pauvre cosmos plonge en quelque sorte ses racines dans la quatrième de couverture du précédent ouvrage de David, Protocole Commotion, paru lui aussi dans la Tangente. On y lisait un extrait qui disait : « Je crois bien que c’est aussi dans ces eaux-là que je me suis mis à écrire pour de bon mes premières histoires. Ça tirait dans tous les sens et c’était truffé de vaisseaux spatiaux, de soldats et de créatures impossibles qui se mettaient sur la gueule pour y aller si fort que finalement tout était détruit et tout était à refaire. » Quand il s’est agi de passer à l’étape suivante, c’est justement une de ces histoires de SF inabouties qui lui traînaient depuis un moment au fond du ciboulot que David a proposé de mener à son terme. Le factotum de Flatland éditeur lui a répondu de foncer. Il ne fallait pas le lui dire deux fois. L’éditeur fut associé à toutes les étapes de son travail, mais il n’était nul besoin de le guider, David savait fort bien où il voulait aller, et il y est allé.

Les premières réactions sont contrastées. Francis Valéry, qui l’a lu en service de presse, ne boude ni son plaisir ni son enthousiasme : « Pauvre Cosmos marque une rupture avec la SF majoritairement écrite du banal point de vue de l’auteur omniscient, qui ne dit rien ou si peu de ce qu’est le personnage en profondeur. C’est très visuel et la manière de s’exprimer du narrateur colle parfaitement avec ce qu’on comprend/ressent du décor, de la situation, du récit. C’est très cohérent, très riche. Oui, j’aime beaucoup. Une modernité très originale et bien vue, au service d’un récit qui s’inscrit dans une tradition SF bien établie. Un grand écart réussi. Sillanoli a une parfaite maîtrise de ce qu’il fait. Bravo ! » Noé Gaillard, sur le site Daily Passions, se montre (c’est le moins qu’on puisse dire) plus circonspect : « Il s’agit de la troisième publication de l’auteur chez l’éditeur. Et j’hésite, pour ce qui est de la qualifier, entre ‘exercice de style’ et ‘parodie’. Le premier racontant sur un ton un peu infantile les aventures dans l’espace d’un héros jeune qui a fui sa planète envahie par de méchants extraterrestres. La seconde se moquant des récits de jeunes héros dans l’espace ayant fui leur planète envahie… Dans le premier cas, le héros raconte, dans le second, il raconte et commente de manière critique. Je vous laisse décider. » L’occasion d’affirmer haut et fort qu’il ne s’agit en l’occurrence ni de l’un ni de l’autre. Exercice de style a ici une connotation péjorative qui ne correspond ni aux intentions de l’auteur ni au résultat obtenu, et c’est bien plus un hommage à la bonne vieille SF à fusées que David Sillanoli a voulu offrir qu’une parodie d’un âge d’or enfui. Comme le critique le conclut fort justement : à vous de vous faire une idée.

Aujourd’hui ce livre n’est plus une virtualité mais une séduisante réalité qui ne demande qu’à trouver ses lecteurs et lectrices. De la SF à fusées survitaminée qui déboule à cent à l’heure, un spunk-opéra 1 déjanté qui ne laisse pas ses personnages plus vrais que nature en chemin, l’âpreté du roman noir mâtinée de l’ivresse du sense of wonder. C’est Pauvre cosmos. C’est du David Sillanoli. C’est de la SF d’aujourd’hui avec un parfum d’âge d’or. Le factotum de Flatland éditeur y croit très fort et espère que vous lui ferez le triomphe qu’il mérite.

L’ouvrage fait 180 pages, au format 100 x 200 mm et coûte 15 €. Magnifique et parfaitement raccord avec le texte, la couverture à rabats est illustrée par l’indispensable Jean-Jacques Tachdjian, que nous remercions chaleureusement de sa contribution et de sa fidélité à nos petites aventures éditoriales. Et comme l’homme est aussi généreux que talentueux, vous pourrez découvrir ici l’intégralité de la série Kaleidopia comix dont cette illustration de couverture est extraite.

Il est par ailleurs à noter qu’une nouvelle de David Sillanoli, Otto, précédemment parue dans le Novelliste 06, présente l’un des personnages du roman et donne la clé des « absences » périodiques et inexpliquables de celui-ci. Elle sera prochainement mise en ligne sur ce blog.

Comme de coutume, mesdames et messieurs les adhérents de l’association Flatland – Maison de la fiction sont priés de passer commande par mail (contact@flatland-editeur.fr) afin de bénéficier des avantages qui leur sont réservés. Vous souhaitez adhérer et nous manifester ainsi votre soutien tout en faisant de bonnes affaires ? C’est par ici.

(1) Kézaco ? Juste une fantaisie maison pour titiller les neurones, carambolage de « space-opéra-punk », spunk signifiant en outre au sens premier « cran » ou « audace » en anglais.

Tableaux d’une exposition : le Paris fin de siècle alternatif d’Yves Letort et Fabrice Le Minier

 

En 1999 paraissait au Fleuve Noir l’anthologie steampunk de Daniel Riche intitulée Futurs antérieurs. Une curiosité bibliophilique, nouvelle d’Yves Letort abondamment illustrée par Fabrice Le Minier, concluait le volume. L’année dernière, Flatland éditeur a intégré cette nouvelle et les dessins qui l’accompagnent au sommaire de Fins de siècle, recueil de nouvelles d'Yves Letort ayant trait à quelques fins de siècles alternatives. Une publication qui a attiré l’attention du jury du Prix ActuSF de l’Uchronie, qui l’a incluse dans sa première sélection. Dans ce billet de blog, l'auteur a bien voulu revenir sur la genèse de ce texte et sur sa collaboration avec Fabrice Le Minier, dont on découvrira dans le carrousel d'images ci-dessous les dessins préparatoires.

 

Difficile de se remémorer en détails, près de vingt-cinq ans plus tard, ce qui a déclenché la rédaction d’Une curiosité bibliophilique. Toutefois, la genèse de cette histoire est redevable à Roland C. Wagner qui m’avait parlé de l’anthologie « steampunk » que préparait Daniel Riche, Futurs antérieurs. Avec trois pochades publiées par Roland dans son Garichankar, j’avoue avoir manqué de modestie en songeant que je pourrais être associé à une telle entreprise, surtout si l’on considère le sommaire a posteriori (Sylvie Denis, Michel Demuth, Roland, etc.).

Pour ce qui concerne l’idée de départ, je n’ai pas eu besoin de piocher très loin : ma familiarité, à l’époque, avec l’univers vernien, mon métier exercé en partie dans le domaine de la bibliophilie et le fait que je n’étais pas étranger au monde de la SF ont abouti à cette nouvelle en forme de chronique. Il manquait cependant quelque chose ou plutôt quelqu’un que je n’eus aucun mal à trouver : Fabrice Le Minier qui, dans un exercice autrement radiophonique (!), croquait les invités dans l’émission de BD juste avant celle que j’animais. Mais s’adjoindre un illustrateur pour endosser le rôle du personnage principal, l’identifier à Fabrice ne constituait qu’une étape afin qu’il échappe à une simple fonction de dessinateur, ce dont il se serait de toute façon acquitté avec talent si l’on en était resté là.

Je lui proposai alors de travailler de concert et à partir du texte. Il s’agissait d’illustrer l’Exposition universelle de 1916 avec des critères qui se rapprochaient des exigences de Verne et Hetzel à l’égard de leurs illustrateurs. Ce travail commun s’est nourri de plusieurs sources qui allaient des articles publiés dans Pour La Science sur l’exobiologie imaginaire jusqu’aux ouvrages et catalogues consacrés à l’architecte visionnaire Étienne-Louis Boullée. Par bonheur, et comme il arrive souvent dans l’élaboration d’anthologies, le délai de remise des textes nous permit un long échange où Fabrice m’envoyait des propositions que nous disputions ensuite autour d’une table ou d’une partie de badminton et accompagné d’éclats de rire, surtout à cause de Fabrice, époque joyeuse et désormais nostalgique. L’éloignement fait que nous ne revivrions certainement pas un tel moment, hélas.

Donc, Fabrice envoyait une proposition très élaborée d’après ce que nous avions débattu auparavant et l’ajustait ensuite après mes remarques… et régulièrement pas du tout puisque l’essai n’avait nul besoin de correction ! Certes, quelques illustrations ont été retoquées, surtout au début de nos échanges, mais Fabrice, qui détenait tout de même pas mal de latitudes, a créé un univers unique et qui allait bien au-delà de ce que j’avais imaginé dans mon coin au tout début. L’art du cadrage et l’humour de Fabrice améliorèrent le récit considérablement. Grâce à cela, j’ai pris l’habitude, quand je le pouvais, de demander à des illustrateurs de venir travailler sur certaines de mes nouvelles en donnant leur interprétation ou leur propre variation, mais sans mon intervention, cette fois-ci. La surprise est souvent au rendez-vous, le plaisir également, cela signifie que le texte fonctionne assez pour que l’artiste produise quelque chose à partir de ce matériau.

Daniel Riche a apprécié notre travail et l’a inclus dans l’anthologie qui est parue en 1999. Conformément au récit, les vingt et une illustrations qui constituaient le portfolio créé par Théophile Grandin fermèrent la nouvelle, mais aussi le volume, comme ils allaient le faire pour sa réédition. C’était mon premier texte « professionnel », publié en très bonne compagnie et il reçut plus tard un avis très sympathique de la part d’Étienne Barillier et de Raphaël Colson 1. L’absence de mon nom sur la couverture de l’ouvrage, due à une erreur du maquettiste résulte en définitive d’une justice immanente : la nouvelle reposait sur le grand talent de Fabrice (mais je l’ai tout de même eue mauvaise pendant pas mal d’années !)

Vingt-cinq ans plus tard, je proposais à Leo Dhayer de republier Une curiosité bibliophilique, revu et corrigé 2, accompagné de trois autres nouvelles chez Flatland : Gelée, écrite à la même époque et jamais présentée, réécrite pour la circonstance, et deux textes récents : Incident dans le métropolitain, et Le congrès dentaire de 1896, dans le recueil Fins de siècle. Il était devenu évident dès la genèse du projet que Fabrice y serait associé ! Le recueil est paru en 2024 et reprend pour Une curiosité bibliophilique les illustrations du recueil de 1999.

Restait une somme de travaux préparatoires, de croquis et de « crobards », de dessins abandonnés qui sommeillaient dans une chemise et que Fabrice m’adressait régulièrement par courrier avant de passer à la maison pour en discuter. Les essais (fort heureusement, des photocopies) étaient glissés dans une enveloppe de format A5, raison pour laquelle on trouvera quelques pliures sur les reproductions. La mise en ligne de ces travaux ajoute une coda à une histoire de presque vingt-cinq ans qui a retrouvé sa jouvence sous la très belle couverture façonnée par Leo Dhayer. Il semble inutile de commenter les différents essais, mais je vous incite à les comparer avec les dessins du volume…

 

Yves Letort : Fins de siècle, recueil illustré par Fabrice Le Minier — Flatland éditeur (2024)

 

1 : Étienne Barillier & Raphaël Colson : Tout le steampunk ! (2014).
2 : Grâce au professionnalisme d’Armelle Domenach.

 

 

 

Ce qui se trame à Flatland House, épisode 52 : L'Échelle de Reuters, troisième recueil de nouvelles de Claude Ecken

 

L’Échelle de Reuters, recueil de nouvelles de Claude Ecken et dix-septième volume de notre collection La Fabrique d'Horizons, paraît en ce premier jour du mois de septembre 2025. Il est donc possible dès maintenant de se le procurer, au format papier comme au format numérique, sur ce site, sur commande dans toutes les librairies, ainsi que sur les principales plateformes numériques en ligne.

Nous sommes particulièrement heureux et fiers d’accueillir dans notre collection dédiée à la création contemporaine l’un des meilleurs représentants des littératures de l’Imaginaire. Depuis ses débuts à la fin des années 70, quand paraissent ses premières critiques en fanzines et revues, jusqu’à nos jours où il poursuit son travail de nouvelliste, de romancier, de critique, d’essayiste et d’anthologiste, Claude Ecken a acquis une place de premier plan parmi les auteurs francophones.

Deux critiques viennent d’être mises en ligne qui soulignent mieux que nous ne saurions le faire l’intérêt de l’ouvrage. En remerciant leurs auteurs, nous nous contenterons donc de les citer. Ainsi, Jean-Pierre Andrevon souligne dans le supplément numérique de L'Écran Fantastique : « Excellent novelliste, l’auteur reste plutôt discret quant à sa présence dans les médias, avec seulement, jusqu’à aujourd’hui, deux recueils regroupant ses textes courts : Le monde, tous droits réservés il y a 20 ans et Au réveil il était midi en 2012. Aussi doit-on saluer la parution, enfin, d’une troisième somme, titrée L’Échelle de Reuters, et regroupant, sur 370 pages, 18 nouvelles datées de 2004 à 2018. » Avant de livrer un verdict définitif :  « Chez Ecken, tout est excellent. »  

Feyd Rautha, sur son blog L'Épaule d'Orion, met le doigt quant à lui sur ce qui fait à nos yeux la spécificité de L'Échelle de Reuters« Claude Ecken propose une réflexion sur les technologies actuelles et leur prolongement possible quelques années devant nous. Les thèmes abordés sont les médias, l’intelligence artificielle, les réseaux sociaux, la génétique, la santé, la biologie et l’environnement. À travers elles, il illustre comment les innovations, détournées de leurs intention première, tendent à devenir des instruments de profits ou de contrôle, à l’encontre de l’humanité. On frôle la dystopie à chaque page. C’est dans ce registre – l’avenir proche – qu’il se révèle le plus percutant. Son regard sur la société est lucide, précis et nuancé. Loin de toutes pensées convenues ou superficielles, il creuse ses idées avec rigueur. La réalité est complexe, sous-tendue de courants contradictoires, Claude Ecken en a bien conscience. Les textes, notamment sur la thématique de la santé, démontrent une expérience de la vie et une réflexion que l’on ne trouverait pas chez un auteur beaucoup plus jeune. L’émotion qui s’en dégage les rend d’autant plus précieux. » Et de conclure : « L’œuvre de Claude Ecken continue d’étonner par sa lucidité et ses qualités littéraires. Si vous avez un goût pour les récits de science-fiction qui s’intéressent à la science et à ses conséquences sociétales, sans mettre de côté l’émotion, il s’agit là très certainement de l’une des très bonnes lectures de la rentrée. »

L’ouvrage fait 378 pages, au format 135 x 215 mm et coûte 20 €. De toute beauté, la couverture est illustrée par une autre figure importante de nos genres de prédilection : le grand Philippe Caza, que nous remercions chaleureusement de sa contribution et de sa fidélité à nos petites aventures éditoriales. Il est à noter qu’il est possible de se faire une idée du contenu de ce recueil en écoutant la lecture faite par l'auteur d'une des nouvelles qui le composent : Excès de santé.

Comme de coutume, mesdames et messieurs les adhérents de l’association Flatland – Maison de la fiction sont priés de passer commande par mail (contact@flatland-editeur.fr) afin de bénéficier des avantages qui leur sont réservés. Vous souhaitez adhérer et nous manifester ainsi votre soutien tout en faisant de bonnes affaires ? C’est par ici.

TABLE DES MATIÈRES :

LÉchelle de Reuters
Un Monde partagé

Les jardins d’ADN
Le Propagateur

Intermède 1 : Les Larmes de Van Gogh

La Licorne que refusa Noé
Excès de santé
La Fin de Léthé
Une épouvantable odeur de lavande

Intermède 2 : Danse avec les abeilles

Parole de chat
L
Instant de vérité
Question de tact
De La Tête à la main

Intermède 3 : LIncarnation de la pensée

Dernier convoi
L
Anniversaire aux étoiles
Le Reste peut attendre

Intermède 4 : À LImage de...

Lune absente
Une Éternité de plomb
L
Appel de la nébuleuse
Le Berceau de l
univers

Postface

BRADERIE D’ÉTÉ 2025 DU 01/07/2025 au 31/08/2025 : 20% DE REMISE SUR TOUS NOS OUVRAGES ANTÉRIEURS AU 01/01/2024

Wonderland, d'Adelaide Claxton

 

Notre opération promotionnelle estivale sur les ouvrages les plus anciens de notre catalogue est lancée. Durant les deux mois d’été, ceux-ci seront en vente (sur notre site uniquement) avec une remise de 20 %. À noter : le prix affiché sur la page produit reste le prix initial, la remise étant prise en compte dès le placement de votre achat dans le panier. De quoi combler à prix d’ami quelques manques de vos collections. Bel été de lectures à toustes, et rendez-vous début septembre pour nos prochaines sorties.

 

Entretenir un fond de catalogue, c’est bien, c’est même le moins que l’on puisse attendre d’un éditeur, car c’est la base de la relation de confiance nouée aussi bien avec les lecteurs et lectrices qui lui permettent d’exister qu’avec les auteurs et autrices qu’il publie. Faire vivre ledit fond en évitant les stocks dormants qui prennent la poussière et immobilisent un capital qui serait mieux utilisé ailleurs est tout aussi important. C’est la raison première de cette braderie d’été chez Flatland éditeur, mais pour être honnête avec vous il s’agit également de préparer notre trésorerie à la sortie de nos deux nouveautés de septembre imprimées pendant l’été (L’Échelle de Reuters, recueil de nouvelles de Claude Ecken, dans la collection La Fabrique d’Horizons, et Pauvre Cosmos, roman de David Sillanoli, dans la collection La Tangente).

Cette année, la remise de 20% concerne les ouvrages suivants, par collection :

LA FABRIQUE D’HORIZONS
FABH01 : L’espace, le temps et au-delà, recueil de nouvelles de Bruno Pochesci
FABH02 : Aventures sidérantes, anthologie thématique collective de Martin Lessard
FABH03 : Quand je serai grand, je serai mort, recueil de nouvelles de Nicolas Liau
FABH04 : L’Ange de la mélancolie, recueil de nouvelles de Nicolas Liau
FABH05 : HP20 Humanum in silico, anthologie thématique collective de Leo Dhayer
FABH06 : Des lendemains qui shuntent, recueil de nouvelles de Bruno Pochesci
FABH07 : V., anthologie thématique collective d’Yves Letort
FABH08 : Serviteurs de la Ville, anthologie collective sur un thème de Michel Jeury
FABH09 : Sortilèges nocturnes, recueil de nouvelles fantastiques de Jean-Pierre Andrevon
FABH10 : HP21 Animal ad hominem, anthologie thématique collective de Leo Dhayer

LA TANGENTE
TGT 02 : Pill Dream, novella de Xavier Serrano
TGT 03 : Brutal Deluxe, novella d’Emmanuel Delporte
TGT 05 : Wohlzarénine, roman de Léo Kennel
TGT 06 : Protocole commotion, recueil de novellas de David Sillanoli

LE GRENIER COSMOPOLITE
LGC01 : Quand l’amour déraille, anthologie thématique collective de Leo Dhayer
LGC 02 : Voyage au pays de la quatrième dimension, roman de Gaston Pawlowski

LE NOVELLISTE
Numéros 1 à 7

LES CAHIERS ARCHÉOBIBLIOGRAPHIQUES
Numéros 1 à 13

Illustration : Adelaide Claxton (1841-1927), Wonderland

Mille dollars par jour ! (une expérimentation financière) d'Adeline Knapp

 

Régulièrement, nous vous offrons sur ce blog une nouvelle en lien avec l’une de nos parutions. Aujourd’hui, à l’occasion de la sortie du Novelliste #08 qui lui consacre un article biobibliographique suivi de six nouvelles inédites en français, c'est un texte d’Adeline Knapp (1860-1909) que nous vous proposons de découvrir. Initialement publié le 4 juin 1893 dans le quotidien San Francisco Call dont elle était l’une des principales signatures, cette nouvelle a donné son titre au seul recueil de l’autrice paru de son vivant (One thousand dollars a day, The Arena Publishing Company, 1894). Que vaut l’argent quand il n’est plus distribué au compte-gouttes et ne permet plus de se procurer les biens nécessaires à la subsistance ? Non sans une certaine verve caustique, de cette plume plongée dans le réel caractéristique de sa première manière, c’est la question que pose ici cette voix originale et méconnue, révoltée et militante, de la littérature féminine anglo-saxonne de la fin du dix-neuvième siècle.

 

« Ce dont nous avons besoin, lança l’orateur du mouvement contre la pauvreté, c’est d’une répartition équitable des richesses. Le maudit rentier, l’aristocrate aux mains blanches, le politicien spoliateur du bon peuple – tous doivent s’effacer ! Nous voulons un partage de l’argent et des fruits de la terre qui fera de chaque homme un être libre et indépendant de son voisin. Alors, seulement, le monde pourra réellement prospérer… Mais cela ne se fera pas tant que nous n’aurons pas mis un terme au fléau de la pauvreté et de la misère, à cette lutte sans fin qui conduit les hommes au désespoir et les femmes à la perdition ! »

À cet instant de la réunion, Carroll Burton murmura à l’oreille de son voisin : « On ferait mieux d’y aller. Dans une minute, il agitera le drapeau rouge et l’affaire tournera à l’émeute anarchiste. Ces meetings se terminent toujours par du grabuge. » Dale, l’ami de Burton, était d’humeur aux railleries pour se payer de l’attention qu’il avait dû prêter aux vociférations de l’intervenant. « Ces types-là ont tous un moyen infaillible pour remettre le monde d’aplomb ! plaisanta-t-il. Et pas un n’est d’accord avec l’autre… Entre nous, la situation est bien meilleure que ces agitateurs voudraient nous le faire croire. On leur donnerait un millier de dollars chaque jour qu’ils ne seraient pas encore contents ! »

Mais Burton n’avait pas le cœur à rire. Sa raison lui dictait à quel point se révélaient spécieux les arguments du représentant du mouvement contre la pauvreté, et combien pouvaient sembler ridicules ses préconisations pour une meilleure répartition des richesses. Ce soir, pourtant, il lui était impossible, comme il l’avait si souvent fait par le passé, d’écarter entièrement le sentiment que la société industrielle moderne ne tournait pas rond. « Ce n’est tout de même pas normal… », marmonnait-il en attendant son tram, après avoir souhaité bonne nuit à Dale.

La voiture d’un célèbre millionnaire, qui passait dans la rue, avait failli renverser un petit vendeur ambulant. Le gamin échevelé poussa un cri aigu de colère à l’adresse du cocher. Pour toute réponse, celui-ci fit claquer son fouet à deux doigts du visage de l’enfant, provoquant les rires des voyageurs en attente de leur rame. « Ces jeunes vauriens ! lança l’un d’eux d’un air blasé. Mieux vaudrait s’en débarrasser avant qu’ils ne deviennent de vrais truands et n’encombrent nos prisons… Quel autre avenir ont-ils ? »

Ce n’est décidément pas normal, conclut Burton pour lui-même, avant de grimper dans le véhicule qui devait le ramener chez lui. Une parfaite égalité des conditions de vie pour tous n’est pas envisageable, mais de si flagrantes injustices ne devraient pas exister dans un pays libre.

*

Le lendemain matin, il fut réveillé bien plus tôt qu’à l’accoutumée par de retentissantes clameurs sous ses fenêtres. « Tous les crieurs de journaux de la ville se sont donné rendez-vous dans ma rue ? maugréa-t-il en grimaçant. Qu’est-ce qu’ils racontent ? » Il lui fallut tendre l’oreille un moment avant de comprendre : « Demandez le numéro spécial du Leader ! Cinq cents… Tout sur la distribution d’argent ! »

Qu’est-ce qui se passe ? s’étonna-t-il. Les militants anti-pauvreté auraient-ils gagné leur pari ? Après s’être habillé, il sortit et dirigea ses pas vers le restaurant où il avait pour habitude de prendre son breakfast. Il acheta en chemin un journal dont la une et ce qu’elle proclamait suffirent à le stupéfier.

Pour résumer en quelques mots la nouvelle, à laquelle le quotidien consacrait deux pleines pages aux titres tapageurs, les élus souhaitant lutter contre la pauvreté, majoritaires dans les deux chambres depuis les dernières élections, étaient parvenus à leurs fins en appliquant l’une des mesures qui les avaient fait élire : le partage égal entre tous les citoyens des revenus énormes générés par les mines de Golconda, en Arizona. Celles-ci étant situées sur des terres appartenant au gouvernement fédéral, leurs richesses devaient selon les membres de ce parti profiter au peuple. Grâce à leur influence grandissante, ils avaient réussi à mettre en œuvre ce programme en votant au Congrès une loi instituant une égale répartition parmi la population des sommes fabuleuses accumulées depuis l’ouverture des mines. Bien que la découverte de ce filon d’or ait accru les réserves, l’argent n’en avait pas pour autant circulé plus librement qu’auparavant. De partout s’élevaient des plaintes contre la dureté des temps, tandis que s’amoncelaient dans les salles fortes du Trésor des tonnes de métal précieux. La question de savoir que faire de cette manne était donc devenue de plus en plus pressante, jusqu’à cette décision du Congrès stipulant que tant que les réserves n’auraient pas retrouvé leur étiage habituel, chaque citoyen américain âgé de plus de dix-huit ans, homme ou femme, recevrait quotidiennement en pièces d’or la somme de mille dollars.

Burton lut ce compte-rendu avec incrédulité. Cela paraissait trop grotesque pour être vrai. Mais si cela devait se révéler exact… Sacredieu ! N’était-il pas lui-même l’un de ces Américains appelés à devenir rentiers ? Lui, Caroll Burton, allait recevoir mille dollars chaque jour. Ah ! Si cela pouvait être vrai, songeait-il, quelle aubaine ce serait ! Joe pourrait faire ses études à l’université et ma vieille mère retourner chez elle dans l’Est. Mais au fait… Joe et la mère de Burton allaient eux aussi toucher leur pécule journalier ! C’était trop beau pour n’être pas de l’exagération de journaliste. Et pourtant… Quelle rédaction aurait osé aller jusque là ? Ces mines de Golconda avaient la réputation d’être inépuisables. Il se souvenait avoir entendu un gros financier de la cité affirmer, peu de temps auparavant, que si le gouvernement ne se décidait pas à les fermer bientôt, l’argent deviendrait une drogue qui ruinerait le marché et le capital.

La nouvelle loi fut ce matin-là l’unique sujet de conversation dans le restaurant, même si bien peu y croyaient tant la chose paraissait ahurissante. Plus tard dans la journée, pourtant, des proclamations furent placardées sur les murs et tableaux d’affichage qui levèrent toute ambiguïté. L’acte du Congrès était effectivement passé. Un découpage par secteurs allait être effectué dans chaque cité de chaque comté de chaque état, et dès le premier juin, chaque citoyen américain de plus de dix-huit ans recevrait jusqu’à nouvel ordre, en se rendant au bureau dont il dépendait, la somme de mille dollars chaque jour.

*

Tôt le matin du jour dit, Burton se retrouva à faire la queue dans une longue file d’attente devant la porte du centre de distribution du Xe bureau, l’une des principales agences bancaires de la ville, dont tous les employés s’activaient à remettre à ceux qui se présentaient à eux des piles de belles pièces dorées.

La foule était particulièrement silencieuse. Burton se demanda d’abord pourquoi, avant de réaliser qu’il participait lui-même de ce silence recueilli que la solennité de l’événement semblait imposer. Les gens prenaient leur or, qu’ils contemplaient un instant, puis ils signaient un reçu et se retiraient sans attendre, certains en comptant furtivement leur nouveau trésor, d’autres en feignant l’indifférence, d’autres, encore, en exultant ostensiblement d’avoir en main ces pièces brillantes qu’ils ne quittaient pas des yeux.

Vint enfin le tour de Burton à qui l’on remit cinquante grosses pièces de vingt dollars. « Vous savez qu’il y en aura autant demain pour vous… », lui indiqua le caissier tandis qu’il signait le reçu. Cette perspective l’emplissait tellement de stupeur qu’il ne put, en guise d’assentiment, que hocher la tête sans rien dire. Il s’écarta ensuite et se mit sur le côté pour observer la foule. Il s’y trouvait des veuves dans le besoin, des jeunes gens des deux sexes tout étonnés de leur bonne fortune, des industriels prospères et d’autres notoirement au bord de la faillite, d’orgueilleux millionnaires, des écrivains, des mécaniciens, des prêtres, des professeurs – chaque classe et chaque échelon du corps social se trouvait représenté parmi ceux qui passaient aux guichets.

Burton se rendit ensuite à son travail, un bureau de courtage dans lequel il passait huit heures et demie de ses journées à aligner des colonnes de chiffres dont il reportait les résultats de page en page, selon un système complexe de « comptabilité à double entrée » qu’il avait appris des années auparavant dans une école de commerce. Tous ses collègues étaient aux anges. Même le coursier, une tête de linotte d’à peine dix-huit ans, était allé retirer son millier de dollars et aspirait déjà à pouvoir remettre cela le lendemain et les jours suivants.

Dans tous les secteurs de l’économie, les affaires connurent un boom retentissant ce jour-là. Des hommes qui, la veille encore, demandaient à pouvoir différer un remboursement venaient régler leur dette rubis sur l’ongle. D’autres, qui n’auraient jamais pu se le permettre auparavant, se mettaient à consommer sans compter. L’argent coula à flots dans tous les commerces. Les gens dépensèrent allègrement, dans une ambiance d’euphorie collective.

Une deuxième distribution, le lendemain, donna une nouvelle impulsion à l’économie locale. « Maintenant, nous allons pouvoir vivre vraiment, se félicita Burton quand il put souffler un peu à la pause de midi. Pour commencer, je vais m’offrir une de ces belles mécaniques que vend Reading afin d’aller me balader à la campagne.
– Oui, nous allons nous payer du bon temps… approuva son voisin, plus tout jeune, qui l’avait entendu. Je n’ai rien vu de tel depuis la ruée vers l’or. Mais cette fois, en toute légalité… »

La journée s’écoula et chacun, dans la joie et la bonne humeur, put se permettre d’acheter ce qui lui faisait envie.

*

Il est étrange de constater à quel point on s’habitue vite aux bienfaits de l’existence. Carroll alla chercher ses mille dollars au matin du troisième jour sans plus s’en étonner et en se disant même qu’après tout, il n’y avait pas de quoi en faire une histoire. « Je préférerais recevoir ce pactole en un seul versement plutôt qu’au compte-gouttes, se dit-il en fourrant dans une poche l’équivalent de six mois de salaire. Cela m’aiderait davantage à en faire quelque chose. »

Mais ce jour-là, en réfléchissant à sa situation, il en vint néanmoins à prendre une grande décision. « À quoi bon rester ici ? Je n’ai jamais aimé ce travail. Je vais démissionner et me lancer dans une formation en électricité, comme j’ai toujours voulu le faire. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Ce soir-là, avant de rentrer chez lui, Burton se rendit dans le bureau directorial afin d’annoncer son départ. « Vraiment ? s’étonna son employeur. Désolé de l’apprendre. Je pensais moi-même m’arrêter de travailler afin de partir en voyage, et j’avais pensé à vous pour me remplacer. Je suis prêt à vous consentir d’excellentes conditions. » Mais la décision de Carroll était irrévocable. Un électricien-né, comme lui, se devait de saisir cette occasion longtemps espérée de se perfectionner dans son hobby préféré.

Le lendemain, Burton dormit tard mais put néanmoins se préparer à temps pour aller percevoir ses mille dollars en ville. Il dut attendre plus longuement qu’à l’accoutumée qu’un tram se présente à l’arrêt, et il fut surpris de noter que le chauffeur n’était autre que le chef de ligne et qu’un cadre de la compagnie, qu’il connaissait, se chargeait de vendre les billets et de les poinçonner. En lui tendant sa piécette, Burton s’étonna : « Que se passe-t-il, Graham ? Vous avez décidé d’assurer vous-même la conduite des affaires ? »

La plaisanterie fit naître un sourire amer sur les lèvres de l’homme. « On dirait bien, répondit-il sèchement. Cette saleté de rente mise en place par les élus contre la pauvreté va causer notre ruine. Tous nos employés ont quitté leur poste. Pourquoi se fatigueraient-ils à conduire des trams et poinçonner des tickets pour deux dollars et demi à la journée alors qu’ils en gagnent mille sans rien faire ? On ne peut les en blâmer, j’imagine, mais j’aime autant vous dire que le capital va en pâtir. Il faut nous résoudre à faire tourner nos véhicules nous-mêmes ou renoncer à notre franchise. »

Burton dut reconnaître que c’était inquiétant. Il faut que j’aille chez Reading, pour ce vélo, songea-t-il. Ainsi, je ne serai plus dépendant des transports en commun. Ayant retiré son argent, il se rendit à la concession d’un célèbre marchand de cycles assurant la distribution d’un engin de qualité supérieure sur toute la côte du Pacifique. Il fit en chemin une tentative pour se débarrasser de sa monnaie d’or lourde et malcommode à transporter en la déposant dans une banque. À sa grande déception, cela ne lui fut pas possible, car on n’en voulut à aucun guichet.

« Gardez votre or ! lui fut-il unanimement répondu. Nous en avons de telles quantités que nous ne savons plus qu’en faire… Nous ne pouvons ni le prêter ni l’investir, et nous n’avons pas la place pour le stocker. »

Les poches toujours pleines, Burton ne fut pas très surpris, en arrivant à destination, de découvrir le magasin Reading fermé. Une affiche placardée à la vitrine prévenait la clientèle que le propriétaire se retirait des affaires. Je ne peux pas lui en vouloir, songea-t-il, mais quel dommage que je n’aie pas acheté mon vélo hier ! Il me faut trouver un autre agent, maintenant.

Ce fut au prix d’une longue traque qu’il finit par en découvrir un dont l’établissement était encore ouvert. « J’ai vendu tout mon stock cette semaine, lui expliqua le commerçant, et cela ne vaut pas la peine de le reconstituer puisque je compte fermer boutique. De toute façon, j’ai reçu un télégramme de la grande firme de l’Est auprès de laquelle je m’approvisionne m’annonçant que leur production avait cessé, faute d’ouvriers pour faire tourner leur usine. »

Burton se félicita d’avoir réussi à se procurer le dernier engin disponible. Et comme il n’avait que vaguement appris à rouler auparavant, il se rendit en zigzaguant à la brasserie où il avait coutume de prendre ses repas, et où il trouva porte close. « Bigre ! s’exclama-t-il en croisant l’un des habitués du lieu. Tout cela devient inquiétant. J’ai faim, moi !
— Et moi, donc ! approuva l’autre. J’ai moi-même démissionné de mon emploi aujourd’hui. J’ai toujours voulu étudier la médecine. Seul le hasard a fait de moi un charpentier, et je compte bien me venger de lui en rejoignant les bancs de l’université. N’empêche qu’en attendant, j’aimerais bien trouver de quoi manger ! »

Tous deux entamèrent une tournée des restaurants du quartier. Ils finirent par dénicher une gargote qui ne payait pas de mine, où ils purent se rassasier, assis à une table à la propreté douteuse, dans une salle crasseuse où stagnait un air vicié, de café et de quelques beignets. « Je ferme demain, leur annonça le propriétaire, tout sourire, alors qu’ils réglaient leur note.
— Nom d’un boulon ! s’exclama le charpentier. Nous allons tous crever de faim, à ce train-là.
— Oh, non… le rassura Burton avec espoir. Nous pourrons toujours faire notre cuisine nous-mêmes. »

*

Quelque temps plus tard, il en vint pourtant à en douter. Il cuisinait ses propres repas depuis trois jours et avait dû se nourrir principalement d’œufs durs et de pain, mais ce matin-là, il n’avait pu en trouver et avait dû se contenter d’un dernier œuf et d’un bout de miche rassis trempé dans du lait.

Il faut que je parte à la recherche de nourriture à la campagne cet après-midi, décida-t-il. Mais auparavant, il lui fallait récupérer une double ration de dollars, car pris de dégoût pour ces pièces inutiles, il n’y était pas allé la veille. La banque n’avait pas tardé à lui signifier qu’il était dans l’obligation de venir chercher son allocation quotidienne, qu’il ne pouvait entreposer son or à l’agence, la place leur manquant pour stocker celui qu’on leur laissait sur les bras.

En descendant Market Street, il vit l’un des millionnaires de San Francisco sortir du centre dans sa voiture dont il menait lui-même l’attelage. Sur l’une des banquettes de celle-ci se trouvait un petit cercueil que veillait une femme en pleurs – l’épouse du millionnaire. L’autre occupant était un garçon d’une quinzaine d’années – leur fils aîné. Entre les planches reposait à n’en pas douter la dépouille du bébé du couple et Burton comprit, en apercevant dans la voiture une pioche, une pelle et un rouleau de corde, que la famille s’en allait enterrer l’enfant mort au cimetière. Dans toute la ville, il ne se trouvait plus un seul homme pour accepter de se charger des travaux ingrats. Tous avaient de l’argent à ne plus savoir qu’en faire et aucun besoin de travailler. Le lait étant venu à manquer, une famine s’était déclarée qui faisait des ravages chez les nouveau-nés, sort auquel n’avait sans doute pu échapper le bébé du millionnaire.

Parvenu à l’agence bancaire, Burton récupéra son pécule, qu’il fourra sans façon dans un sac en toile. Il ne fallait plus compter sur la protection de la police, ses effectifs ayant fait désertion en bloc, mais nul ne se serait donné la peine de voler de l’argent. Si ce sac avait contenu du pain, cela aurait été une autre paire de manches… Tous les magasins d’alimentation avaient depuis longtemps été vidés de leurs stocks par les citoyens les plus influents, mais le métal jaune n’avait rien à craindre. Il n’y avait plus une seule boutique ouverte sur Market Street et pas un tram en vue, car depuis belle lurette le service avait été interrompu. Les ferries avaient cessé leurs rotations habituelles et il s’écoulait parfois des journées entières avant qu’un bateau ne passe entre Oakland et San Francisco. Plus aucun train n’entrait ni ne sortait de la ville. En pleine heure de pointe, la rue n’était fréquentée que par des citoyens désœuvrés, hommes et femmes chargés de sacs d’or mais que la faim tenaillait.

« Il faut faire quelque chose, reconnaissaient-ils parfois d’un air sombre. Cette situation ne peut plus durer. »

*

Dans l’une des rues du sud de la ville qu’il arpentait pour échapper à la vision de la détresse générale, Burton fut par hasard témoin d’une curieuse scène. Un gamin des rues d’allure misérable traînait au bout d’une corde une chèvre sur un trottoir. Un gentleman extrêmement bien habillé venait de l’aborder, et l’enfant lui expliquait qu’il ramenait l’animal chez lui pour l’abattre afin que sa mère puisse le cuisiner.

« Voici mille dollars, proposa l’homme en lui tendant un sac. Ils sont à toi en échange du quart de la viande que tu tireras de la carcasse. » Le gamin eut un sourire effronté. « C’est pour ma mère que j’le fais, dit-il. Pour sûr qu’elle en veut pas, d’votre or. Elle préférer’rait encore un plat de bouffe indienne.
— Attends un peu, reprit le gentleman en le retenant par la manche. Je dirigeais un grand atelier de confection sur mesure. Tous mes hommes m’ont quitté et j’ai dû fermer, mais il me reste du tissu en quantité. Si tu acceptes de traire cette chèvre avant de la tuer et de me donner le lait pour mon bébé, je te confectionnerai un costume de mes propres mains ! » Le garçon jeta un coup d’œil à ses guenilles, avant de reporter son attention sur Burton. « Z’êtes témoin, m’sieur ! lança-t-il. Marché conclu, et cochon qui s’en dédie ! »

Cet épisode fut à l’origine de la grande idée de Burton. En quelques heures, il réussit à réquisitionner un magasin sur Market Street, au fronton duquel il accrocha cette enseigne : « Échange de Services – un bon moyen pour sortir de nos difficultés présentes. »

Il n’eut pas à attendre longtemps ses premiers visiteurs. La ville était pleine de gens inactifs, qui se précipitèrent pour se renseigner sur cette nouvelle idée.

Le premier à se présenter expliqua : « Je possède une maison en chantier que je voudrais terminer. Avez-vous des charpentiers qui cherchent du travail ?
— Que savez-vous faire ? s’enquit Burton.
— Je suis boulanger.
— Seriez-vous prêt à payer en pain le travail fourni ?
— Naturellement, si je peux me procurer de la farine.
— Eh bien moi, je suis meunier ! cria quelqu’un dans la petite foule qui patientait derrière lui. Je veux bien me remettre au travail si cela peut me permettre d’avoir du pain sur la table, mais je n’ai aucune utilité de davantage d’or !
— J’ai du blé à ne savoir qu’en faire dans mes entrepôts, intervint un courtier en grain. Je suis prêt à le mettre à disposition et à me mettre au travail en échange de ma part du pain qu’il servira à fabriquer.
— Quant à moi, s’écria un transporteur irlandais, je serai heureux de pouvoir le conduire à destination, mais ce n’est pas pour de l’argent que je travaillerai. J’ai besoin d’une paire de bottes et de lait pour mon gamin à la maison.
— Du lait ? souligna un éleveur avec amertume. Vous auriez pu en avoir depuis longtemps si j’avais pu trouver suffisamment de mains pour traire mes cinquante vaches et quelqu’un pour le transporter jusqu’ici. Depuis que le gouvernement a provoqué cette foutue fièvre de l’or, j’ai dû laisser leurs veaux auprès de mes laitières.
— Ne me parlez pas d’or ! s’emporta un laboureur en brandissant le sac contenant son allocation journalière. Qui veut encore de cette saleté ? C’est de pain que nous avons faim ! » D’un geste rageur, il jeta sa bourse dans le caniveau, où les grosses pièces de vingt dollars allèrent rouler en scintillant au soleil. Un jeune enfant, attiré par leur éclat, lâcha la main de sa mère pour aller en ramasser une. Toutes les autres demeurèrent où elles étaient tombées – personne n’en voulait plus.

*

Burton exposa point par point son plan à la foule assemblée devant lui. Ce qu’il proposait, c’était d’instituer une bourse du travail organisée sur le principe de commissions d’échange. Il suggéra que les pièces d’or, désormais si inutiles, soient fondues et transformées en jetons de travail, car dorénavant celui-ci devait devenir le seul étalon. Des reconnaissances de dette, sous forme de bons payables en équivalent travail au cours légal, pouvaient également être instituées.

Le système prenait forme au fur et à mesure de son exposé, que venaient enrichir des suggestions jaillies de l’assemblée, où l’on s’enthousiasmait et où les uns et les autres commençaient à croire qu’il serait possible de sortir du bourbier.

« Je veux bien faire mes huit heures à conduire ma rame ! s’exclama un ex-chauffeur de tram. Et j’accepterai mon salaire en jetons pour le pain, le lait et la viande que je mettrai sur ma table.
— Cette viande, je la donnerai volontiers à votre compagnie pour vous, promit un solide boucher. Juste pour que le trafic reprenne.

Métier après métier, chacun s’exprima, offrant ses services et apportant ses propositions, jusqu’à ce que finalement une voix gonflée de son importance, quoiqu’un peu anxieuse, se fasse entendre. « Et nous, comment nous inscrivons-nous dans ce système ?
— Qui est ce “nous” ? fut-il demandé.
— Les banquiers, les courtiers, les capitalistes, les financiers, » répondit la voix.

Un grand rire collectif s’éleva de la foule des travailleurs rassemblés. « Oh, mais… lança l’un d’eux. Vous pouvez vous aussi joindre votre labeur au nôtre… Dites-nous ce que vous proposez.
— Nous voudrions retrouver notre journal chaque matin, cria l’un d’eux. Nous sommes prêts à travailler pour les imprimeurs et les éditeurs s’ils travaillent pour nous. »

Ainsi quantité de plans furent-ils échafaudés et les rouages de la cité se remirent-ils à tourner. Les cheminées des usines recommencèrent à fumer. Le trafic reprit, et les trams transportèrent de nouveau leurs cargaisons de passagers d’un bout à l’autre de la ville. La grande loi de l’offre et de la demande, enfin correctement appliquée, faisait travailler dans la paix et l’harmonie tous les acteurs de l’industrie. L’exemple s’étendit et la prospérité se répandit dans tout le pays. La nouvelle monnaie fiduciaire suffisait à combler les besoins journaliers de tous les citoyens, car elle était abondée par la seule véritable valeur en ce monde : la puissance de travail de chaque homme et de chaque femme.

Capitalistes et politiciens eurent tout d’abord beaucoup de mal à s’y faire, mais ils finirent par s’y accoutumer et par trouver leur place dans les rouages de cette nouvelle organisation de la production industrielle. Au bout de quelques mois, il n’y eut plus aucune raison pour que l’État fédéral continue de noyer le pays sous un déluge de pièces d’or inutiles. Et comme il devenait évident que ce système avait vécu, on cessa de battre monnaie et l’or ne fut plus utilisé que dans les arts et manufactures. Le travail devint la seule richesse commune, et le travail n’était détenu que par le Peuple.

 

Illustration : Emilio Longoni (1859-1932), Riflessioni di un affamato (1894), Museo del Territorio Biellese
Traduction française de Leo Dhayer
Ce texte a connu une première diffusion en ligne sur le (défunt) blog de l'Ours danseur

Ce qui se trame à Flatland House, épisode 51 : Le Novelliste #08, Idées, idéaux, idéologies

Le huitième numéro du Novelliste, sur le thème Idées, idéaux, idéologies est actuellement sous presse. Il est d’ores et déjà possible de le précommander sur notre site uniquement, et il sera mis en vente, sur notre site, sur les principales plateformes commerciales en ligne et chez tous vos libraires (sur commande) le 12 mai.

Dans ce numéro, il s’agit comme à notre habitude d’organiser la rencontre et la confrontation, autour de ce thème, d’une somme de textes de fiction et d’articles issus de différentes époques. Et ce faisant, de constater que le sense of wonder ne peut être apolitique, étant donné que rien, pas plus nos mots que nos rêves, ne peut prétendre faire abstraction des idées, des idéaux, des idéologies. C’est le fait même d’avoir recours à l’imagination pour réinventer le monde, la vie, les gens, qui est politique. Que l’imaginaire serait triste s’il en allait autrement…

Cinq pôles principaux, entrecoupés d’une parenthèse, de deux doubles-pages d’historiettes, et de notre rubrique Comme une image, structurent ce sommaire. Dans le premier d’entre eux, une novella et trois nouvelles contemporaines nous présentent l’individu confronté aux injonctions sociétales et soumis à la tentation de s’y soustraire... ou pas. Les quatre nouvelles du pôle suivant explorent quant à elles l’écrivain lui-même et son œuvre devenant objets de fiction. En troisième partie, à un demi-siècle de distance, il nous a paru intéressant de revenir sur la controversée « science-fiction politique à la française », et de constater avec un regard dépassionné ce qu’elle a pu apporter et ce qu’il en reste aujourd’hui. Le quatrième pôle, par le truchement d’une novella et de trois nouvelles, confronte l’individu et les choix qu’il peut faire aux injonctions normatives de sociétés coercitives. Enfin, en cinquième partie de ce numéro, c’est la figure méconnue d’une autrice américaine de la fin du dix-neuvième siècle que nous vous proposons de découvrir. En pleine ascension du capitalisme industriel états-unien, Adeline Knapp prit à bras-le-corps les problèmes sociaux-économiques de son temps pour en nourrir sa fiction. C’est au travers d’un mini-recueil de six nouvelles inédites en français et d’un article bio-bibliographique que nous tenterons de vous la faire apprécier. En remplacement du roman à suivre que nous proposions précédemment, nous essaierons de reconduire l’expérience dans notre prochain numéro, cette fois avec la grande Ouida.

L’ouvrage fait 288 pages, au format 160 x 240 mm et coûte 18 €. La couverture est illustrée par un détail d'une toile du peintre belge Léon Frédéric intitulée Les âges de l'ouvrier. Quant au sommaire, vous le découvrez ci-dessous. Le prochain numéro du Novelliste, neuvième du nom, aura pour thème : il était une foi... ou deux, ou trois.

Comme de coutume, mesdames et messieurs les adhérents de l’association Flatland – Maison de la fiction sont priés de passer commande par mail (contact@flatland-editeur.fr) afin de bénéficier des avantages qui leur sont réservés. Vous souhaitez adhérer et nous manifester ainsi votre soutien tout en faisant de bonnes affaires ? C’est par ici.

TABLE DES MATIÈRES :

•  En souvenir de Bruno Pochesci, bande dessinée inédite de Jean-Pierre Andrevon.
•  Idées en marche, article de Hunter Dukes traduit par Clément Martin
•  Combat superhéroïque de la Belle-Haleine et du Marchand du Sel, mème, novella de Timothée Rey
•  Onur, chessboxer, nouvelle de Thomas Terraqué
•  Le Vote, nouvelle de Phil Aubert de Molay                        
•  L’Enfermement, nouvelle de Léo Kennel
HISTORIETTES : carte blanche à Ketty Steward                  
•  L’Art du cauchemar, article de Poul Anderson traduit par Jean-Daniel Brèque
•  Rencontre : Lucy et Phil, entretien avec Lucy Sussex mené par Frank C. Bertrand, traduit par Leo Dhayer
•  Les Mondes de Kay et Phil, nouvelle de Lucy Sussex traduite par Hélène Collon                                       
•  Le Labyrinthe Hardoon de JG Ballard, nouvelle de Maxim Jakubowski traduite par Bernard Sigaud
•  Inonder le marché, nouvelle de Joel Lane traduite par Jean-Daniel Brèque
•  L’Île des anamorphoses, nouvelle d’Emmanuel Brière Le Moan
PARENTHÈSE, La Pompe à Rêves, textes de Céline Maltère, illustrations de Fernando Goncalvès-Félix                                              
•  La Science-fiction politique à la française, article de Daniel Walther         
•  La Mort des autres, nouvelle de Jean-Pierre Andrevon & George W. Barlow
•  La neuvième Vie du chat, nouvelle de Françoise d’Eaubonne
•  Venceremos ! nouvelle de Dominique Douay
•  Loreley, nouvelle de Jean-Pierre Hubert
HISTORIETTES : Carte blanche à Fabrice Schurmans
•  SF et normalité, article de Joëlle Wintrebert
•  Le Mur des ombres, novella de Pascal Malosse
•  Émulsion, nouvelle de Christophe Gauthier
•  La Joie au ventre, nouvelle d’Elga Bland
•  L’Adulte qui rêvait d’être enfant, nouvelle de Jonathan Grandin
COMME UNE IMAGE : Marianne Desroziers, Papillon, Benjamin Desmares, Grégoire Domenach sur une illustration de Shevek
•  Vie et défense d’Adeline Knapp, article de Leo Dhayer
•  Deux copains, nouvelle d'Adeline Knapp traduite par Leo Dhayer
•  Le Malade, nouvelle d'Adeline Knapp traduite par Leo Dhayer
•  La grande Idée, nouvelle d'Adeline Knapp traduite par Leo Dhayer
•  La Machine récalcitrante, nouvelle d'Adeline Knapp traduite par Leo Dhayer
•  La dignité par le travail, nouvelle d'Adeline Knapp traduite par Leo Dhayer
•  Le Sommeil de la Terre, nouvelle d'Adeline Knapp traduite par Leo Dhayer
CLAP DE FIN : Der Grosse Kopf (1899), Alfred Kubin (1877-1959)