Otto, nouvelle de David Sillanoli
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Régulièrement, nous vous offrons sur ce blog une nouvelle en lien avec l’une de nos parutions. Aujourd’hui, à l’occasion de la sortie de Pauvre cosmos dans notre collection La Tangente, c’est une nouvelle de David Sillanoli que nous vous proposons de (re)découvrir. Initialement publiée dans le numéro 6 du Novelliste, elle met en scène un personnage du roman qui régulièrement « s’absente » de l’action en cours. Lorsque Texier, le capitaine du Huo Chuan qui écume la galaxie des faubourgs mal famés de Paris à ceux de Foumbatown, se demande pourquoi son second est aux abonnés absents, ne le cherchez pas, c’est ici qu’Otto se trouve…
« La musique est ultra rapide, acoustique et synthétique à la fois : on ne les voit que de dos mais trois batteurs jouent ensemble à qui finira par péter la chaîne de sa double pédale tandis qu’un gros type noir à lunettes déverse à tout vitesse une espèce de bouillie de notes aiguës sur son clavier guitare. Deux filles en tiennent une autre par les mains et les pieds et la balancent de plus en plus vite jusqu’à ce que l’autre crie, la musique s’arrête et deux garçons accourent pour saisir par la taille les filles qui balancent l’autre et les décollent du sol et les laissent retomber d’un coup ; tout le monde hurle en faisant de drôles de trucs avec les yeux et ça recommence, les garçons s’écartent et s’évanouissent hors cadre et la musique reprend et toujours la même fille qui se balance entre les autres qui lui tiennent les pieds et les mains et la balancée qui crie à nouveau et deux nouveaux garçons accourent et décollent les porteuses du sol et ainsi de suite. Un jury attribue un certain nombre de points à la balancée comme aux porteuses et c’est le public qui juge les garçons en tapant plus ou moins fort des pieds sur les gradins, encouragé par le joueur de keytar. » Le slide est prêt : la présentation est courte mais le graphisme est pertinent, les typos sont bien choisies et les images causent d’elles-mêmes, les couleurs sont à peine saturées, pêchues mais pas vulgaires et l’animation très fluide. Les filles sont bronzées, elles ont de très grosses fesses et des seins arrogants dont les tétons saillent à travers le coton des tricots, marqués des logos des sponsors ; les garçons vont torse nu, slip de bain, bien taillés, grands, secs, la mâchoire carrée, tout. Même les visages des gens dans les gradins sont détaillés, bien dessinés, les jeunes, les vieux, les beaux, les moches ; un peu plus de femmes. Et comme les batteurs, les jurés sont de dos. Une liste est prévue de vedettes, hommes politiques ou grands industriels qui pourraient accepter de « jouer le jeu » – c’est l’expression consacrée du programme, son titre –, certains d’entre eux ont même été contactés mais n’ont pas encore donné leur accord, d’où l’anonymat provisoire. C’est ici que ça coince un peu mais Otto est confiant. Un mauvais moment à passer s’ils le collent là-dessus, à lui d’éviter cet écueil en leur en mettant plein la vue dès l’entame.
« Jouer le jeu », franchement : il ne lui a pas fallu vingt minutes pour leur fourguer cette merde. Certains responsables sommeillent à moitié, d’autres bavardent, leurs secrétaires font glisser des messages sur les écrans mous qu’elles échangent en gloussant et l’animateur félicite Otto pour sa présentation – « Waouh, exactement ce que j’attendais » – et lui propose un verre avant d’aller déjeuner. Luxuriant sous sa demie sphère de verre dépoli, palpitant du bon train du blabla des oiseaux tropicaux qu’il abrite, un jardin-restaurant suspendu occupe le cœur du l’édifice, autour duquel une unique coursive tourne et dessert, en colimaçon jusqu’au dernier étage et son puits de lumière, les nombreux points d’accès aux différents services. Des murs en béton larges de plusieurs mètres ceignent l’ensemble, totalement dépourvu d’ascenseurs, et maintiennent un semblant de fraîcheur. Ce n’est pas la première fois qu’Otto se rend dans les locaux de la Chaîne mais la vue de ces milliers d’hommes et femmes marchant sans cesse et sans but apparent lui donne invariablement le vertige. L’animateur lui tape sur l’épaule.
« Alors ?
— Oui ?
— Vous n’avez pas dit un mot depuis qu’on est sortis. C’est super, non ?
— Ah oui, mon client sera content.
— Bien. Et vous, vous le prenez comment ?
— Sans plus. Je me réjouis d’aller lui dire que « Jouer le jeu » va se faire, parce qu’il va sauter de joie, mais moi, ça ne me fait pas grand-chose. Enfin, j’ai le sentiment d’un travail accompli, ça suffit. En tout cas, ça justifie ma facture. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Pas vraiment. D’ailleurs vous m’excusez mais je n’ai pas vu l’heure, j’entre en réunion dans dix minutes. On remet ça ? Pour partir, vous suivez le mouvement. Et n’allez pas vous perdre, hein ? »
Otto n’a pas le temps de répondre. L’animateur se mêle en riant à quelques secrétaires qui couinent en agitant leurs écrans mous et s’agrège au flux compact et régulier de ses collègues et disparaît. Otto s’immisce à son tour. La passerelle qui mène au jardin-restaurant paraît proche, il l’atteint moins rapidement que prévu et s’y engage mollement, freiné par un subit accès de vertige, quand une explosion suivie d’une onde insensée font vibrer l’air entier. Otto bondit en arrière et se carapate, happé par le flux descendant des employés en panique. Il ne parvient pas à rejoindre le mur mais le mur l’attire, sans raison, il perçoit des vibrations, il pourrait fermer les yeux, se laisser emporter mais tous muscles bandés il décampe, écarte les plus lents, double les plus rapides, marche sur les effondrés. Des centaines de volatiles multicolores s’échappent et se lamentent, leurs cris sont affreux, ils se heurtent et s’écrasent au sol et contre les parois de béton. Puis une autre explosion retentit. Les câbles du jardin cèdent et le voici qui chancelle et s’abat vingt-trois étages plus bas, dans un fracas de verre dont les débris sanglants et mêlés de chair fraîche sont projetés jusqu’au puits de lumière qui menace également de céder, et retombent en une pluie saillante qui mouchètent de rouge, de rose, de brun, les peaux et les habits. Les issues sont condamnées, les murs s’ébrèchent, coffrages et conduites ne tiennent pas le coup. Au niveau zéro, les corps s’entassent et baignent dans un cloaque inédit où le sang, les os, les graisses et les viscères s’unissent aux eaux usées. On piétine, on étouffe, on s’écroule. Puis Otto un temps s’arrête. En fait, tout s’interrompt : les corps sont figés dans des positions absurdes, drôles, parfois obscènes ; les sons captifs d’un air qui ne vibre plus ; tout ce qui tombe est suspendu, comme insensible à la gravité, et la pataugeoire fangeuse, étale au sol en un gel dur et mat, ne renvoie plus la lumière. Le grondement d’une foule inquantifiable et mécontente annonce alors l’apparition holographique de l’animateur croisé plus tôt dans l’escalier, vêtu d’une combinaison moulante et armé d’un sceptre argenté qu’il fait tournoyer à la manière d’un bâton de majorette. Otto est prisonnier du rayon d’un projecteur qui l’éblouit autant qu’il l’entrave.
« A-t-il joué le jeu ? A-t-il joué le jeu ? »
Puis un roulement de tambour synthétique entraîne le tarissement du faisceau lumineux qui maintient Otto en place et le décor atroce qui l’entourait jusqu’ici clignote un coup puis disparaît. Il tente un pas de côté, un mot, un geste de la main mais son corps ne répond pas. L’animateur, translucide et maquillé, en rajoute.
« Je vous le demande : a-t-il joué le jeu ? A-t-il joué le jeu ? »
Nouveau roulement synthétique et réponse instantanée du public.
« Non. Non. non.
– Trois fois non, mon vieux, c’est terminé pour vous. C’est terminé pour vous ! Allez, débarrassez-moi ce tas de merde et qu’on passe au suivant, on commençait presque à s’ennuyer ! Alors, le prochain candidat jouera-t-il le jeu ? Je vous le demande : jouera-t-il le jeu ? Je vous laisse en compagnie des sponsors et je reviens dans cinq minutes, il faut que je me refasse une beauté ! Vous avez compris ? Une beauté ! Une beauté ! »
L’animateur clignote et disparaît à son tour dans un tonnerre d’applaudissements et les publicités démarrent dans un fracas de sons et d’images tandis que sous ses pieds, Otto sent sous lui le sol qui se dérobe et le voilà qui choit et glisse et s’évanouit, accablé par la vitesse de la chute et l’angoisse de la mort.
2
Le matos à London : pas cher et super foncedé. On était début août et la nuit peinait à noircir. On crevait de chaud. L’eau du robinet coulait grise et chlorée. Et malgré deux jours de repos, Otto n’avait pas vraiment la forme. Il avait mal dormi la veille et ce coup de fil à London marquait la fin d’une abstinence de presque trois mois. Il était déçu mais ça lui passerait. Le dealer venait de poser ses grosses mains sur la table en acier du balcon. Le chat s’était sauvé en le voyant arriver. Sous le soleil déclinant, perché sur une étagère en pin brut, il baladait sa petite langue râpeuse de son trou de balle au moignon qui terminait sa patte avant gauche. C’était bien le plus heureux. Otto a servi deux verres d’eau. Quand il a posé la carafe, un dépôt poudreux s’est agité avant de retomber au fond.
« Ça fait longtemps, hein ?
— Trois mois. Tiens.
— Non merci. Trois mois ? J’aurais pensé plus. Tu veux quoi.
— Je sais pas, n’importe. Assez pour qu’il en reste un peu. »
Ce gros sac de London avait du cambouis sous les ongles. Il a fouillé méthodiquement la dizaine de poches de son manteau, théâtral. Puis il a sorti de la dernière un sachet bourré de cachetons.
« Là. Ça va. Par deux, vingt-cinq pièce. »
Otto avait oublié ses petits yeux tristes et la chirurgie ratée qui lui avait esquinté le tarin pour toujours. Qu’il était laid. Reste que cent balles et trois heures vingt-sept plus tard, London s’en allait refourguer ses saloperies par les rues tandis qu’affalé sur son canapé, Otto commençait à monter. Ça ressemblait à tout et son contraire, pas désagréable. Dehors, sous la fenêtre, des vacanciers bourrés racontaient des âneries. Le chat s’est endormi. La clim fuyait depuis des semaines, elle envoyait de l’air tiède. Volume à bloc, une voiture est passée qui roulait au pas, sûrement pour éviter les touristes qui divaguaient. Les sens en alerte, Otto l’entendait déjà depuis un moment. Il l’attendait. Et les basses qui sortaient du coffre sont entrées dans l’appart à travers les lamelles du store. Otto tapait du pied. Il appréciait la mélodie molle et répétitive et d’un coup, silence total. Les basses ont cessé de vibrer. À présent, Otto les voyait. Il les éprouvait physiquement. Il n’y avait plus qu’elles. Elles avaient pris de l’épaisseur, une vraie consistance, des couleurs. Elles ont très vite occupé toute la pièce. Otto ne pouvait presque plus bouger. Il avait du mal à respirer. Et ça continuait d’enfler. Puis tout a frémi quelques secondes qui lui ont paru des années. Enfin, ça s’est comme aspiré soi-même et l’intégralité de ce qui se trouvait dans la pièce ne s’y trouva plus.
3
Il s’éveille étendu sur un lit de camp. Une odeur infecte et des geignements lui parviennent par nappes ondulantes et s’il peine encore à ouvrir les yeux, c’est qu’une main pourvue d’un gant fin les lui maintient clos et pansés. Autour de lui, on se déplace à toute vitesse, on racle le sol, on traîne des chariots, on fait tinter du métal et on se frôle en parlant vite et fort. La puanteur et le télescopage de langues inconnues forment comme une pâte idiote ajoutant à la torpeur qu’il éprouve et contre laquelle il ne peut rien : on lui a certainement administré un sédatif. Tout juste parvient-il à remuer les orteils. Les bips suraigus et réguliers de nombreux moniteurs se mêlent à la respiration étrangement sonore de celle ou celui qui le surveille et finit enfin par s’éloigner sans mot, laissant en place les compresses, et lui tapote aimablement la cuisse avant de se perdre dans cet environnement ambigu. Otto se concentre à nouveau puis s’endort et s’éveille par intermittence, incapable de trouver le repos.
Autour de lui végètent des hommes et femmes de tous âges, des enfants mêmes, plus ou moins blessés, conscients, bandés ou plâtrés. Certains livrent leur dernier souffle et les voilà extraits puis remplacés par d’autres. Dépourvue d’autre accès vers l’extérieur qu’une large porte mécanique qui ouvre et ferme au gré des nouveaux estropiés et des morts que l’on rejette, l’espèce de géode métallique sous laquelle il se trouve accueille beaucoup plus de monde qu’elle ne le devrait. Médecins et soignants sont débordés, les blessés les plus tôt rétablis les assistent, le matériel est rudimentaire, l’afflux est incessant. Or tout le monde se démène avec entrain, sans flancher ; les visages de ceux qui marchent n’ont jamais le teint cireux du désespoir. Les traits sont creusés tant par la fatigue et le deuil que par la détermination. Aucun ordre n’est donné ; face à la nécessité, chacun sait ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter et l’esprit qui les anime est en somme assez grégaire. Tantôt les femmes se chargent des enfants, les nourrissent ou les consolent, tantôt les hommes s’occupent des blessés les plus graves, ils compriment les plaies hémorragiques, ils effectuent des massages cardiaques en attendant les docteurs et tâchent en permanence d’optimiser l’espace afin d’accueillir un maximum de personnes. Quant aux adolescents, les plus âgés réduisent les fractures, posent des attelles, soignent les blessures superficielles, parfois ils rient et amusent les plus jeunes et ils apprêtent les couches, souvent confectionnées de vieux draps et vêtements qu’ils ont glanés çà et là. Au loin, entrecoupés du silence caractéristique des attaques au canon laser, les échos des sommations robotiques et les déflagrations, qui résonnent et s’approchent, annoncent davantage de corps à réparer.
Otto sent qu’il va mieux. Il s’assied péniblement puis ressent une brusque douleur entre les omoplates. D’une pression réflexe de l’index en son creux sus-claviculaire droit, il déclenche la diffusion d’une solution antalgique. Et lorsqu’il retire enfin les compresses qui lui masquent la vue, une jeune femme est plantée devant lui, le regard vif, le bras gauche en moins, elle l’appelle par son nom et l’enlace de son membre présent.
« Azor et Mira sont déjà devant, tout le monde t’attend. Dépêche-toi un peu, ils vont pas tarder les enculés. On est en train d’attacher les gens. File devant et installe-toi, je te rejoins. »
Un tremblement agite alors le bâtiment qui paraît décoller puis retombe aussi sec. Dans la distance, plusieurs voix s’entremêlent.
« Otto ! T’es là !
— Remue-toi nom de Dieu !
— Combien de temps avant contact ?
— On s’accroche ! »
L’éclairage est sommaire et sa vue pas encore tout à fait rétablie mais ceux qu’il croise, à mesure qu’il progresse parmi les hébergés du dôme, se cramponnent tant qu’ils peuvent à des courroies rivées aux murs comme au sol. Les plus mal en point sont sanglés aux cadres des lits dont on a stabilisé les pieds. Enfin, seuls les médecins terminent, sereins et rassurants, à la façon d’hôtesses dans un avion de ligne, leur tournée d’inspection des garrots et des perfusions. On l’appelle à nouveau « sur le pont », il suit la voix synthétique, quitte la géode-hôpital par un court passage assez bas de plafond, la douleur entre ses omoplates le reprend, il la supporte, se redresse et Otto, talonné par la jeune amputée, découvre alors un large poste de pilotage où s’agite une dizaine de personnes. Certains s’interrompent et se figent, comme étonnés de le voir sur pied. D’autres sont à leurs postes, regards vissés à leurs écrans, les mains occupées par leurs claviers et leurs manettes. Les quelques visages tournés vers Otto lui reviennent par fractions : un nez parfait, une arcade en surplomb, une carnation non-humaine, des yeux trop écartés, une cicatrice à la tempe, etc. Le lieu même lui paraît irréel et familier à la fois. Un flot de coordonnées, graphique, sonore et continu, occupe un être anthropomorphe qui s’en détourne et pivote d’un coup pour le saluer d’une révérence inédite.
« Station médic embarquée numéro 7, staff au rapport. Otto, content de vous revoir. On a récupéré tout ce qu’on pouvait de civils, on n’a pas un moment à perdre. Eric et LaVoyne sont morts, leurs échos ne renvoient plus rien. Pareil pour la section Bis.
— Fak, réveillez-vous. On reprend tout le protocole à la main.
— Ça tiendra jamais chef, ils sont sur nous.
— On y va, je veux rien savoir, verrouillez tout ! Réactivation dans 5, 4, 3… »
Trop tard : de nombreux faisceaux de couleurs variées traversent déjà la coque du vaisseau. Ils balayent aveuglément l’espace, détruisent les outils de navigation et les écrans de contrôle. Trois personnes gisent au sol, découpées ; la chaleur du laser est telle que les plaies fument et ne saignent pas. En un rien de temps, les moyens de communication sont réduits à néant ; Fak, l’être étrange, tente le sauvetage de données avant de connaître à son tour le même sort que ses trois camarades. Otto bondit et s’empare de sa jeune amie, l’enserre et d’instinct convoque en elle une série de distorsions anatomiques qui les unissent comme un seul. Plus qu’habiles, ils sautent, lévitent et rebondissent, chimère dansant au gré des arabesques que dessinent dans l’obscurité les rayons meurtriers pour soudain s’éteindre. Profitant d’une brèche haute et large d’un mètre cinquante environ, une escouade d’homoncules en armure s’introduit enfin et désintègre méthodiquement les membres de l’équipage en émettant des grognements victorieux. La tournure des événements plonge Otto dans une totale perplexité. Il étudie la situation, baisse un peu la garde et son amie quitte en plein saut leur association symbiotique, s’écroule au sol et s’évapore, atteinte de plein fouet par quatre ou cinq tirs simultanés. Les petits soldats se réjouissent à nouveau, laissant à Otto une chance d’emprunter à rebours le tunnel qui mène à la géode, théâtre hélas d’une terrible désolation. Armé de courage et d’amertume, il fait demi-tour et marche droit à l’ennemi lorsqu’un trou net et luisant, sorti d’on ne sait où, lui absorbe le bras d’abord et déforme un instant son corps et l’engloutit pour finir tout à fait.
4
Il était tard, il avait picolé tout seul depuis le début d’aprème et la fille l’avait cueilli en douceur. Bourré-flatté, il s’était pas méfié d’elle, avec sa belle gueule, et son odeur là, et sa super voix rauque. Ils avaient parlé un bon moment avant de sortir faire un tour pour se retrouver « chez elle ». C’était dur à croire qu’elle habite vraiment dans cette boutique et ça aurait d’ailleurs dû le faire tilter mais il était beaucoup trop raide et surtout super épinglé. Ajoutons qu’elle avait les clefs et pas mal d’assurance.
« Vas-y, fais comme chez toi. »
Elle a tiré du fond de son paquet de clopes un vieux steak de pète, elle a pris deux barres et l’a tendu à Otto qu’a fait non de la tête. Elle avait l’air gai, à l’aise, et devait connaître en somme assez bien l’endroit parce qu’elle s’y déplaçait avec une espèce de grâce et dégotait des trucs sans même donner l’impression de les chercher. Un cendrier pour son mégot, une bouteille de gnôle et des verres, des fruits secs… Elle arrêtait pas de causer mais Otto était pas concentré. L’alcool aidait pas. Puis elle s’est mise à passer des tas de vieux CDs qu’elle changeait trop vite, elle zappait d’une chanson à l’autre en disant que celle-ci ou celle-là matchait plus avec l’instant, elle sortait comme ça des trucs de hippie, et Otto en avait rien à cirer. Malgré les grammes,
50 degrés de concupiscence lui chauffaient les baloches et tout ce qu’il avait envie de voir matcher, c’était leurs langues, éventuellement leurs appareils génitaux. Mais avant ça il avait soif d’eau glacée. Et envie de continuer à se mettre bien. Quitte à, si ça devait arriver, ne baiser que le lendemain. Elle venait de lever une trappe et le bruit de l’escalier escamotable qui cognait la dalle bétonnée du sous-sol extirpa Otto d’une espèce de demie-molle mentale.
Elle a demandé : « Je vais chercher plus de trucs à boire, tu veux quoi ? … manger… sinon y a des… ».
Entre la musique et la distance, on entendait que dalle alors Otto a crié qu’un grand verre d’eau, ça irait. Elle a fait grincer les marches en remontant puis elle s’est arrêtée devant le grand comptoir qui trônait au milieu du magasin. Elle a posé une bouteille de flotte ainsi qu’un petit sachet sur un plateau qui se trouvait là et s’est baissée d’un coup derrière des cartons empilés, comme si quelque chose était tombé. Otto a eu l’impression que ça durait une éternité. Alors elle s’est relevée avec un grand sourire et s’est approchée de lui, un appareil étrange à la main, le plateau en équilibre sur l’autre. Il connaissait bien le dernier album qu’elle avait mis dans la platine, qui en égrenait les premières chansons sans interruption ; c’était bizarre du coup, mais pas désagréable. Puis elle a changé de nouveau tout en faisant danser sous ses yeux les deux trois cachetons du ziplock qu’elle tenait entre le pouce et l’index. Largement de quoi s’échapper jusqu’au lendemain midi d’un présent qu’était qu’un cryptofutur pourrave.
C’est là qu’une explosion retentit. Des confettis pleins les yeux, de la dance, des applaudissements… Otto n’en revient pas. « Surprise ! » Ses parents sont là, y a aussi des potes, des gens du boulot, des inconnus. Il sait pas où se mettre. La fille le serre dans ses bras et lui explique qu’il a été choisi. Et d’un coup tout s’arrête et tout et Otto sont dissous dans un noir absolu, ouaté.
5
Lors de la dernière réunion interservices, les gars de l’informatique avaient formellement décrit leur tout nouveau système anti-pourriel comme le plus performant jamais implémenté. Alors comment un tel message a-t-il pu lui parvenir, accompagné qui plus est d’une mention « urgent » clignotant en objet ? Je vous le demande. Otto se lève, balaie du regard le plateau vide et s’assied. Ils sont tous à la cantine. Son tupperware sent le pet, l’ail et la betterave. L’eau du robinet des toilettes coule tiède et la fontaine ne fonctionne plus. Et sur la cloison sans couleur qui sépare son poste de celui de la stagiaire, un post-it indique « réparer fontaine à eau – urgent CE » et « éval Sophie ». À côté de son tapis de souris, la page à carreaux d’un bloc à peine entamé dévoile une « to-do list » dont certaines entrées sont biffées au surligneur et d’autres si mal écrites qu’il peine à les déchiffrer. Otto a la boule au ventre : la surveillance habituelle, tous les trucs en plus à faire, le QCM de la stagiaire, pas d’eau fraîche, la fontaine à réparer, ça fait beaucoup. Et ce message qui vient couronner le tout. Il ne devrait pas recevoir ce type de message. C’est une putain de question de sécurité. Il se lève d’un coup et se dirige vers les toilettes. Il salue les deux commerciaux du bureau voisin qui déjeunent en gloussant et partagent une paire d’écouteurs devant un écran mou. Une fois tranquille, porte verrouillée, silence total, il défait son pantalon, déballe son engin et s’astique alors comme jamais, salive, compression artérielle, autostimulation prostatique et tout le tremblement. Il ne réprime pas ses geignements, il ne pense plus à rien puis finit par arroser l’émail du réservoir de la chasse d’eau. Tous les muscles de son corps se détendent, un bien-être absolu s’empare de sa sphère ORL et il pisse un bon coup : Otto est d’attaque. Il regagne son bureau, dévore ses œufs durs et ses betteraves et quand il s’essuie du revers de la manche, sa main sent toujours un peu la bite. Qu’à cela ne tienne, il ne peut pas se permettre deretourner tout de suite aux toilettes. Un coup d’œil furtif et le plateau s’est déjà rempli d’une vingtaine au moins de ses collègues. Il est remonté à bloc, il respire avec bruit, il va devoir garder les doigts qui puent.
Au septième étage inférieur de la Centrale administrative, bureau 173, à vingt kilomètres de la ville, dans une zone forestière aux clairières hérissées de tours d’habitation et de bureaux, Otto ajuste ses écouteurs, active ses lunettes d’un délicat mouvement de tête à droite, puis à gauche, et délie les doigts de sa main droite qu’il affecte à la manipulation d’un pad gélatineux et luminescent. Plus rien ne peut le distraire. Vissé devant ses trois écrans comme aux commandes d’un chasseur interplanétaire, il occupe le poste de coordinateur-adjoint du bien-être urbain, ce qui ne veut pas dire grand-chose sinon qu’en temps réel, il collecte, analyse et distribue aux autorités et services concernés les données de surveillance des enfants de riches (flux vidéo/son HD des caméras fixes et drones patrouilleurs, affectations et débriefings des patrouilles physiques, etc.), plus précisément concernant leur activité piétonnière. Et ce n’est pas une mince affaire. Les rues de l’hypercentre offrent le spectacle ordinaire d’une caste jouissante et dégénérée : habitat luxueux, périmètres végétalisés, mise au ban des pauvres et des polluants, omniprésence du divertissement, ciblage publicitaire, consommation forcenée… Et là-dessus, parmi les véhicules en tous genres de celles et ceux qui vont et viennent et pourvoient à l’entretien de cette merde, des nuées de gamins qui déambulent sur la chaussée, boudant les trottoirs et livrés à eux-mêmes, tandis que noyés dans le flux continu de leurs écrans mous, leurs abrutis de parents ne se soucient de rien. Bien sûr, les accidents sont nombreux, souvent tragiques. Or, incapable de prévenir, l’administration sanctionne et Otto intervient : surconnecté via ses lunettes et son gélopad, à coups de rapports aux N+ et d’interventions commandées des escouades mobiles de maintien de l’ordre.
Otto archive une copie du message et planifie l’intervention du service informatique lorsqu’un avertisseur signale un incident. Une nouvelle fenêtre s’ouvre alors sur l’écran central qui diffuse en direct, avec rappel au ralenti de l’événement déclencheur, les suites d’une collision « simple », sans blessure grave et impliquant deux entités, entre une jeune femme et un triporteur chargé du ramassage des ordures. La victime est assise, les pieds dans le caniveau, la tête entre les mains, entourée de personnes qui la réconfortent. Le conducteur du petit véhicule est étendu à même le sol, maintenu immobile par des passants qui le malmènent et l’insultent. Par le truchement des N- idoines, Otto gère entièrement la situation. La femme est prise en charge par la brigade de soutien psychologique dépêchée sur place et l’employé municipal est licencié sur le champ, défait de son uniforme et poussé sans ménagement sur la banquette arrière d’un véhicule de patrouille. Très vite, la foule se disperse et tout s’ordonne à nouveau. Otto déclenche alors la procédure standard de contrôle civil des protagonistes, scan anatomique et confirmation « bonnes mœurs » : rien à signaler, c’est parfait. D’un mouvement de l’auriculaire, il met à jour le système, les fenêtres actives glissent sur les écrans latéraux et renvoient Otto à son reflet triomphant, souriant à pleine dents sur le fond noir et brillant du panneau central, mais d’un coup le reflet s’anime et s’altère, s’ensuit une centrifugation des éléments composant l’arrière-plan augmentée d’une aspiration tourbillonnante de son visage, à commencer par le nez qui s’allonge, suivi du corps entier qui disparaît enfin, abandonnant à quelques soubresauts visqueux le pad encore illuminé.
6
Cinquante mille fantassins pour deux fois moins de cavaliers pris dans l’étau de deux armées de soixante-cinq mille hommes. Soixante-dix mille morts au milieu, bien moins sur les côtés. La victoire est nette. Les blessés les plus graves sont achevés. D’autres se suicident. Les blessés légers sont retenus prisonniers. D’autres sont, d’abord et par jeu, malmenés puis tués. Les rebelles sont matés. Les déserteurs pourchassés, sans quartier. La terre est rouge et brune et noire, constellée de morceaux de chair et de membres épars. L’eau est tiède et terreuse. Les repas sont frugaux. Les chevaux morts fournissent une viande de mauvaise qualité. Il n’y a presque plus de lard. Le vin s’est perdu. Le pain manque aussi. Les peaux des montures sont récupérées, raclées et roulées. Les os longs sont décharnés et conservés. Un soldat porte un collier sanglant. Il l’a confectionné en cachette. Ce sont des doigts de mains droites, percés dans la pulpe et passés sur du crin. Les abris sont divers. Certains sont plus solides que d’autres, moins bien équipés, moins étanches. La journée règne la chaleur. Le temps change en fin d’après-midi. La pluie nettoie l’air et remue la terre. Puis tout sèche en très peu de temps. La chaleur reprend ses droits. Les nuits aussi sont chaudes. Les hommes vont parfois nus. Le chaos n’est qu’apparent. La victoire a renforcé la hiérarchie. Chacun sait ce qu’il a à faire. Se taire, d’abord. Et continuer ensuite. On rit peu. On parle haut. Des scènes de sexe cru se produisent. Les femmes ne manquent à personne. Le soldat au collier de doigts regarde et se caresse et crie gaiement. D’autres le rejoignent. Puis ils regagnent leurs abris pour dormir. On ne s’ennuie pas. Un matin, on explore les environs, il faut repartir. Des hordes traversent les étendues. Quatre-vingt-dix mille hommes en marche rasent les villages. Ils pillent leurs quelques richesses. Femmes et enfants sont capturés, on se les échange contre des faveurs ou des aliments. Les gradés ne se mêlent pas à ce troc. Ils disposent de ce dont ils veulent. La chair corrompue fertilise les sols. Les restes de repas et les brûlis systématiques nourrissent les sols. Quand ils reviendront, l’herbe aura poussé sans aucun homme pour la fouler puis ils l’écraseront à nouveau. Il n’est pas rare de croiser des animaux sauvages. Ils sont tués puis livrés aux gradés qui parfois s’en désintéressent. Les soldats se disputent les carcasses. Les gradés sont au spectacle. Ils regagnent leurs abris étanches et solides et reproduisent entre eux les jeux sexuels des soldats. Le rythme est impeccable. Un soldat a domestiqué un renardeau. En marche, il le porte contre lui. Il le nourrit sur sa part de repas. Ils dorment l’un contre l’autre. L’odeur de l’animal est plus forte que celle des autres soldats. Il arrive à ceux qui partagent son abri de s’en plaindre. Un soir, il a volé la part d’un mourant. D’autres l’ont vu. La nuit, ils égorgent le renardeau. Quand le soldat se réveille, l’animal est inerte, le sang a séché et lui colle à la peau. Il sort comme ivre de l’abri et s’empale sur un javelot. La pointe du javelot lui entre sous le menton et transperce son crâne. On le laisse ainsi, pour l’exemple. La victoire a renforcé la détermination. Il n’y a de tiédeur que celle de l’eau terreuse. Elle sert aux ablutions comme à la boisson, parfois du même coup. L’eau n’est pas rare. Les figuiers abondent sur certains versants. Chênes, hêtres et pins, les contrées traversées sont montueuses. De pic en vallée, la progression de quatre-vingt-dix mille hommes en armes n’est jamais furtive. Par crainte, certains montagnards quittent leurs foyers. D’autres, plus téméraires, bravent la peur et tâchent de résister. Certains s’enrôlent. D’autres périssent. Ils délaissent leurs cultures, les troupeaux se dispersent et se rassemblent au gré du passage des troupes. Parmi les soldats, les bergers redeviennent bergers. Les réserves de nourriture sont pillées. Le lard, le pain, le fromage, le vinaigre. L’eau est fraîche et claire. Femmes et enfants sont capturés, les plus faibles laissés pour morts, parfois violentés, parfois dévorés. Les anthropophages sont exécutés. On boit du lait de chèvre. Les peaux permettent aux plus démunis de supporter le froid des nuits. Les gradés et les mieux en vue des soldats se partagent les femmes et les enfants pour divers services. La victoire a renforcé l’enthousiasme. La cadence est telle que l’armée progresse en une heure de cinq à sept kilomètres. Les périodes de repos sont courtes mais profitables. De petits groupes d’assaillants tentent sans succès de percer par les flancs. Les pertes sont minimes. Les ennemis sont repoussés, poursuivis, terrassés. La faiblesse et la désertion sont mal perçus, ils réduisent les effectifs. Les faibles et les déserteurs sont punis, souvent tués, ils servent aux jeux des gradés et récompensent les plus hardis des combattants. La progression est continue. Aux monts succèdent enfin la plaine et le lit du grand fleuve qui roule vers la mer. Les rives du fleuve accueillent des bains et des jeux d’eau. La cadence est vive. Le vent porte les cris, les chants et les exploits des valeureux. Les eaux brunes du fleuve charrient les débris du camp de la veille et les hommes pressent les sédiments du plat du pied pour y laisser leurs empreintes. L’empreinte de l’un disparaît sous l’empreinte du suivant au point que plus rien ne se ressemble. Le vent porte la clameur de l’armée marchant droit vers la mer dont l’arc azur déjà s’affirme dans la courte distance. Les gradés se réunissent au soir dans des tentes qui n’ont rien de somptueux mais dont la tenue est incomparable à celle des abris fangeux des simples soldats. Ils forment congrès sous leurs tentes et se nourrissent et boivent ensemble et devisent. Les hommes sont propres, bien nourris car le poisson abonde et les fruits mûrs et les tubercules de la plaine également. Au lever, tous les gradés ont disparu, les hommes sont livrés à eux-mêmes. Certains poursuivent leur marche en direction des eaux tumultueuses de la mer qui viennent heurter les falaises et, sans briser la cadence qui porte leurs pas, s’y jettent et s’écrasent en contrebas sous les yeux de leurs compagnons. Les plus effarés rejoignent à l’eau les corps brisés des premiers couverts et découverts puis recouverts d’une écume épaisse et puante. D’autres restent saisis, médusés. D’autres, enfin, s’installent en retrait et forment un camp qui devient un village. On s’aventure dans les criques. On détourne de son usage l’attirail guerrier. On délivre les prisonniers et les femmes et les enfants sont mieux traités. Mais vient un jour une nouvelle armée qui décime tout par vengeance. Otto est à la tête de cette armée, il détient une puissance inouïe. Il ne montre aucun scrupule. Puis Otto quitte sa monture pour fouler le sol conquis. Toute son armée s’agenouille et l’ovationne. Une clameur s’élève alors et se fige heurtant l’azur et s’agrège et retombe en un bloc invisible. Impalpable mais aussi lourde que la pierre, elle écrase toute vie à l’exception d’Otto, qu’elle semble dissoudre, ingérer plutôt qu’elle ne l’aplatit.
7
Bordée de champs humides, la route est calme et prisonnière encore de l’ombre du mont bas qui la domine et forme ainsi rempart avant les vraies montagnes. À mesure que le soleil se lève et dévoile ce petit coin de campagne, l’asphalte et l’herbe sèchent et la vie reprend. Malgré la vitesse, il repère un héron cendré piqué là, au milieu d’un pré, qui d’un coup s’élance et s’envole et il le suit des yeux jusqu’à le perdre. Un peu plus loin c’est un autre héron, ou alors le même, et un couple de buses qui tournoie dans le bleu du ciel, et bien vite un petit bourg que l’on traverse en ralentissant, sa petite église, son petit rond-point, deux petites dames qui marchent côte à côte et la grande ferme en sortant du bourg. Aussitôt consommée, la scène – sélection composite : matin de printemps, animaux, ambiance champêtre, vie sociale, etc. – clignote, les pixels s’entrelacent et se désentrelacent et font place à un mur noir lardé de rayons halogènes. La voix de l’ordinateur de bord ressemble à celle de son père.
« Plus de crédit. En acquérir ?
— Non merci. Où va-t-on comme ça ?
— Question saugrenue.
— Sans commentaire.
— Résidence secondaire de M. F., ambassadeur.
— Merci. »
Otto ajuste le drapé de sa tenue de soirée, la portière glisse et libère un sifflement, un laquais roulant lui tend une main qu’il accepte et dont la température est plaisante. Il esquisse un sourire et se ravise : on n’exprime rien à l’endroit des machines, c’est ridicule. À quelques mètres, au-delà des quelques marches de rigueur qui séparent les robots des humains, un vrombissement mélodique se heurte aux épais battants d’une porte double en bois et d’inspiration inconnus, sans en traverser pour autant les ajourages. À peine a-t-il gravi les marches que la porte s’ouvre, la musique s’interrompt et l’odeur entêtante des fumées grasses de l’encens, mêlée à celles de la sueur, s’empare de lui tout entier et les battants claquent enfin sur ses pas, la musique reprend de plus belle et le voici qui ondule, étourdi, mystérieusement halé vers quelques hommes et femmes qu’il ne reconnaît pas mais qui lui font de grands signes et crient son nom et d’autres choses que le volume trop élevé interdit de comprendre.
La musique, improvisée, met à l’épreuve l’élasticité du temps. Le décor est formidable : les murs sont nus et, dépourvues d’ornements, de larges colonnes de marbre déclinent l’admirable nuancier des teintes minérales quand leurs chapiteaux supportent des vasques où s’agitent des feux colorés dont les langues chatouillent les plafonds. Les divers motifs de pose du parquet sont un régal pour l’œil tandis que de longues baies aux vitres mouvantes laissent transparaître une végétation exotique, parmi laquelle on aperçoit ici un primate, là un bel oiseau qui s’évanouit bientôt dans la luxuriance. À table, la gastronomie le dispute au mauvais goût ; poissons de lac ou de rivière, viandes prisées, légumes frais, cuits, crus, en toutes combinaisons possibles côtoient un lot d’horreurs frites ou sucrées auprès de convives qui d’ordinaire ne s’en repaissent pas, préférant laisser aux indigents la toxicité de ces saloperies. Et tandis que les vins rares et les drogues les plus dingues accélèrent la dépravation, des fontaines à sodas fonctionnent en continu dans les bassins desquelles on apprécie laper, le cul en l’air, les breuvages lourdement souillés qui désaltèrent et saoulent puis s’évacuent en jets colorés sur les amateurs. Retenu dans sa progression par des mains intrépides, il se libère de sa toge pour arriver en sous-vêtements devant le petit groupe, dont certains membres, nus aussi, s’embrassent et se caressent, parfois mutuellement, imprimant à leurs visages les expressions forcées des productions pornographiques : halètements salaces, yeux révulsés, langues roulantes et autres pitreries à l’avenant. Il n’y a pas de conversations à proprement parler, les rares échanges verbaux se limitent à la demande et à l’expression du consentement, ou bien à des cris qui parfois se répondent ou s’évanouissent dans le stupre avant même avoir été perçus.
Il s’enivre et se prend au jeu, se trémousse, s’approche et frôle les corps moites qui se contorsionnent au sol ou en l’air, prisonniers volontaires d’un savant réseau de filets et de câbles gainés de tissu. Mais tout cesse lorsqu’un souffle brutal venu d’en haut plaque au sol jusqu’au plus robuste. Il parvient à se dégager du corps inerte d’une femme en surpoids puis il rampe, il se déplace parmi les cris, les sécrétions et les bris de verre qui jonchent le sol et s’abrite enfin sous une table. Un faux silence s’installe un moment puis la musique reprend, moins agressive, moins assourdissante et les invités se relèvent, leurs mouvements et leurs mots trahissant une espèce d’habitude. Il s’étonne, certains s’esclaffent, d’autres se plaignent et s’écartent alors afin de laisser circuler des cohortes de domestiques, prestes et chétifs, qui assiègent l’immense salle de réception, balaient le sol et nettoient les tables, invitant très poliment les convives à se rhabiller puis à quitter les lieux.
En nage et lardé d’écorchures, il quitte sa retraite, récupère sa toge et la passe péniblement puis se mêle à la foule, compacte, qui finalement sort et se disperse à son orée puis pénètre l’éden qui ceint l’édifice, disséminant, à la manière de centaines de spores, les humains parmi les arbres et les fleurs. Un périple débute alors, éprouvant et sans but, au gré duquel s’agrègent de petites bandes de fortune, sous-équipées, au cœur d’un biome tropical abrité d’une demi-sphère que compose un alliage invisible. Tout y est : la moiteur et l’abondance, outrancière, de centaines d’essences d’arbres colonisés d’épiphytes remarquables, la faune des insectes, reptiles et batraciens, d’amusantes hardes de petits cochons sauvages qui foncent en grognant comme insoucieux des obstacles, les singes, les rochers, la matière morte empâtée de parasites divers, etc. Et tandis que la brume sature et parfois modifie l’espace, le décor primitif et la faible luminosité alimentent un sentiment d’angoisse et d’aberration temporelle.
À peine remis de leurs ébats déments et bien qu’arpentant l’hostilité en groupes de six ou sept, femmes et hommes refusent de se prêter main forte ; ils progressent lentement, chacun pour soi, sur le sol fragile, sous les regards inquiets des dendrobates et des roussettes, en quête de peu de choses qu’un tout nouvel ordonnancement. Personne, d’ailleurs, ne remarque la disparition soudaine d’Otto.
8
Ne demeurent que quelques éléments de l’agencement initial, tantôt nets, tantôt très abimés, évoquant le relevé d’un drôle de cadastre, et comme une fine couche de sédiments a recouvert le tout, lardée de crevasses d’où parfois suinte et stagne une crème écumeuse. Il avance à petits pas sur ce qui semble être les restes de toute une putain de mégapole et, chahuté par ce constat, il perd soudain l’équilibre, trébuche et saisit en chutant la flèche d’une cathédrale en ruines, s’y écorche la paume, jure, se redresse et balance un coup de pied dans l’édifice en jurant à nouveau. La désolation miniature qu’il arpente, telle un plan-relief hors normes, s’étale sur des kilomètres. Et la faible brise qui lui caresse les mollets paraît plus douce que les rafales qui lui fouettent le visage et dont il doit parfois se protèger en s’accroupissant. Ce paysage, la vie l’a déserté. Le ciel est dénué de tout. La somme des sons perceptibles peine à vaincre le silence. Otto est un colosse errant seul parmi les décombres mais voilà qu’au loin s’élève un nuage de poussière. Puis le nuage disparaît pour se reformer à ce qui pourrait être une poignée de kilomètres, et ainsi de suite, un nombre incalculable de fois, au gré d’un tracé stochastique, jusqu’à la distance raisonnable d’une petite course et s’arrête. Curieux, Otto se rapproche, foulant puis dépassant feu les faubourgs de l’hyperville, quand un souffle venu des profondeurs libère un nouveau nuage, à ses pieds même, et s’élance alors dans les airs le corps agressif et bandé d’un gigantesque ver annelé que sa main vive attrape au vol et serre de toutes ses forces, mais de la gueule du ver s’échappe un certain nombre d’autres, plus petits, et ainsi de suite, de plus petits vers sortent de gueules de plus en plus petites et Otto le géant malgré lui se fractionne en autant de petits Otto qui se répliquent eux-mêmes, empoignant chacun son petit ver et les voilà embringués dans un système où tout se joue pratiquement. Puis un mouvement brusque et contraire intervient, réagrège les Otto et les vers et propulse les corps en expansion perpétuelle vers des limites que l’on ne connaît toujours pas.
© David Sillanoli, reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur
Illustration : Wikimedia, Arthur Rothstein
Heavy black clouds of dust rising over the Texas Panhandle, Texas